Chico Aragao

Mísia est partie


C’est Richard Zimler, romancier américain établi de longue date au Portugal et ami proche de Mísia qui a annoncé son décès le 27 juillet dernier : «Elle est partie en paix, doucement, sans douleurs, entourée de ses amis». Depuis 2016, elle livrait une bataille contre ce qu’on nomme souvent «une longue maladie». Ce qui ne l’empêcha pas, lors de ces huit dernières années, de concevoir et publier deux albums (‘Pura vida’, et, l’an dernier ‘Animal Sentimental’, une sorte de testament musical, littéraire, philosophique).

Notre première rencontre avec Mísia eut lieu en 2011, après son concert au Bataclan où elle présentait son album ‘Senhora da noite’, avec des textes écrits uniquement par des femmes, dont beaucoup étaient conçus spécialement pour elle. Je savais déjà que Mísia ne faisait rien comme tout monde.

Père de la bourgeoisie portugaise, taciturne et souvent absent, mère espagnole, danseuse solaire, souvent en tournée, et grand’mère espagnole adorée, ancienne danseuse de burlesque. A vingt ans, elle quitte Porto pour Barcelone, comme danseuse de cabarets et chanteuse occasionnelle. Un milieu à la fois rude et solidaire.

Pas comme tout le monde. Elle revient à Lisboa et s’éprend du fado en écoutant Amália et Beatriz da Conceição («Bia»). Elle ne se mêle pas au circuit des maisons de fado, travaille sur un projet d’album, s’exile quelques années à Paris (Susana Afonso de Aguiar avait choisi son nom de scène en référence à Misia Sert, pianiste qui tint à Paris pendant trente ans, à l’orée du 20ème siècle, un salon qui reçut les écrivains, musiciens, peintres les plus célèbres de l’époque) et finit par trouver un producteur au Portugal pour son premier album, qui lui permet, malgré un accueil mitigé des «traditionalistes» du fado (pas comme tout le monde), de commencer une carrière internationale, avec un succès tout particulier en France et au Japon, qui ne cessera que dans ses toutes dernières années.

En 2011, elle est donc déjà connue et lors de notre entretien, nous parlons de fado bien sûr, mais aussi d’autres musiques (Mísia les aime presque toutes, sauf la «pimba», de poésie, beaucoup, de féminisme («je ne suis pas militante mais je veux mettre en lumière la valeur des femmes»), des temps difficiles et d’humour.

Pas comme les autres, décidément. De 2011 à 2020, Mísia donnera quatre concerts à Paris. A chaque fois, j’eus droit à un entretien avec elle, à bâtons rompus. Quelques extraits, en souvenir : «Je ne chante pas que du fado ? Et alors ? Je suis plurielle. Pessoa avait ses hétéronymes (1). Pour moi, il y a plusieurs Mísia qui font partie de Mísia». Toujours «gothique», Mísia ? «Toujours, je reste fidèle à la mort». Plus fidèle à la mort qu’a la vie ? «Mais c’est la même chose, voyons !». «Je pense que tout le monde ressent une part de saudade au sens de nostalgie, mais il y a peut-être une façon spécifiquement portugaise de la ressentir, qui fait que l’on peut se sentir bien, ou même heureux dans la saudade». Elle réfléchit un instant. «La saudade, c’est la présence d’une absence». Bien vu, dis-je. «Ça, c’est de moi», elle répond en souriant.

C’est une grande fadiste, une grande chanteuse, et plus encore, une grande artiste, une grande dame qui nous quitte. Il nous reste «sa présence dans l’absence».

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En guise d’ultime hommage, nous reproduisons ci-dessous la traduction d’un texte qu’elle publia en septembre 2021, d’une élégante gravité pleine d’une joyeuse ironie : une «Lettre à Dieu», en guise d’adieu

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Lettre à Dieu, par Mísia

Cher Dieu,

Je ne sais pas si tu te souviens de moi et d’un épisode qui s’est passé il y a très longtemps au Collège Liverpool, à Porto. A treize ans, après avoir lu ‘Pourquoi je ne suis pas chrétien’ (tu sais qui est l’auteur) (1), et de la façon frontale que je conserve jusqu’à aujourd’hui, je fus tout droit frapper à la porte du bureau de la Mère Directrice pour l’informer personnellement qu’à ce jour je ne croyais plus en toi. Ensuite, je me débarrassai de ma collection d’images pieuses que j’aimais tant, avec leurs nuages transpercés par des faisceaux de lumière céleste.

Interne depuis mes six ans, je demeurai plus seule à partir de ce jour-là. Une solitude cosmique, sans aucune lumière au fond du couloir. Je me visualisais comme une astronaute accrochée au cordon de la capsule spatiale, avec le noir infini de l’espace comme éternel édredon. Trois ans plus tard, je lus ‘Le mythe de Sisyphe’ et c’est alors que tout fut gâché entre nous. Je perçois aujourd’hui que la fonction de l’idée de Toi, aurait pu être une consolation pour le vide affectif de ces années et des suivantes. Mais, à cette époque, je n’étais pas encore en possession de la sagesse nécessaire pour accepter que la vérité ne soit pas ce qui est le plus intéressant, et que l’idée de Toi n’a pas une valeur intangible.

Je ne savais pas que ta mort peut être un énorme vide, surtout pour une agnostique comme moi. Je suis aujourd’hui une agnostique non pratiquante. Je paie des vœux, dans l’île japonaise d’Enoshima, à BentenSan, jalouse déesse des geishas, des artistes et des joueurs, et emporte toujours avec moi un minuscule Saint Antoine (version homéopathique) qui fait tout ce que lui demande : uniquement des miracles minuscules et toujours possibles.

De fait, je ne me remis jamais du deuil de Toi. C’est pourquoi la voix de cette lettre est encore celle de cette élève qui ne voulut pas mentir pas omission. C’est pourquoi elle est une lettre intime, seulement entre toi et moi, un petit texte sans grandeur ou ombre littéraire, sans prétentions déontologiques. Rien de Heidegger, Lévinas, Nietzsche ou Coleridge.

Cher Dieu,

J’ai tant de questions à te poser ! Certaines depuis mes treize ans, d’autres depuis hier. Est-il vrai qu’après avoir créé le monde, tu es parti vite fait sans ainsi voir que tu avais fait ? Tu n’as jamais vu les tsunamis qui nous avalent, les feux qui nous saisissent, les vents qui nous fracassent contre des choses dures et les rayons qui nous fendent ? Ni les enfants en phase terminale dans les hôpitaux, qui meurent lentement, les yeux fébriles comme des lacs scintillants ? Pourquoi as-tu eu tant d’imagination pour les cellules malades et les virus mutants ? Tu ne sais rien du manque de compassion de l’humanité, de la torture, des abus, de la cruauté entre nous ? De notre souffrance physique et morale ? «Heavy furniture», cher Dieu.

Mes questions te paraissent peut-être impertinemment ingénues, mais – telle Lilith – je suis restée pour toujours cristallisée dans ce stade intangiblement primaire que me provoqua et me provoque le type de lieu dans lequel tu nous as mis. Tu diras que je ne parle de que grandes catastrophes et de la barbarie la plus extrême. Que les fleurs sont belles, que les joaquinhas da horta (2) ont un design sixties, que les petits oiseaux chantent et que les enfants sourient sans raison. Oui, ce sont d’excellents arguments auxquels je suis sensible, mais ils ne suffisent pas à calmer mille doutes (certains assez quotidiens), accumulés depuis le Collège Liverpool.

Tu es capable de regarder un documentaire du National Geographic sans te boucher les yeux quand le bébé antilope le plus fragile, dont les pattes commencent à tressaillir intensément juste quand il va être mangé ? Et la chaussée portugaise, tu ne pouvais pas faire en sorte qu’elle demeure «siii bêêêlle» mais moins létale de façon à ne pas envoyer en traumatologie les vieux atteints d’ostéoporose ? Et dès maintenant qu’on puisse marcher avec des talons sans risquer de se casser la figure ? Tu ne trouves pas qu’enlever la deuxième partie de Bambi serait une bonne opération de marketing pour ton image ? S’il te plait, Dieu, dis que oui ! Tu ne pourrais pas inventer un nom plus poétique pour Ranholas (3) ? Nous avons aussi le cas de la statue de Fernando Pessoa au Chiado (4) – lui si peu sociable – dans une exposition livrée sans défense aux touristes de Badajoz. Tu trouves qu’il méritait un truc comme ça ? Et pour Ta Sainte Santé, pourrais-tu conseiller à João Braga (5) de décider une fois pour toutes dans quel ton il veut chanter ?

Excuse l’impertinence et la provocation de quelques questions, mais comme tu le sais fort bien, tu m’as faite irrésistiblement imparfaite. Je pourrais continuer à t’importuner avec ma curiosité, mais à quoi bon demander ad aeternam ? Je ne sais pas si un jour, ni de quelle manière, tu me répondras… Ni si je souhaite encore tes réponses. C’était en fait plus facile jusqu’à mes treize ans quand tu étais à l’intérieur de moi et que je n’avais pas besoin de t’écrire. Lente génuflexion Mísia.

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PS : Ah, j’oubliais ! Merci pour les pingouins, chiens saucisses, petits poissons du jardin et lupins. Pour la merveilleuse Celeste Rodrigues, Yoshitomo Nara et Mahler. Merci pour les mots «cogumelo» et «borboleta» (6) (enlevez fronha (7), please). Merci pour le miracle des cerisiers en fleur et pour les petits bateaux de papier. Ten points pour Venise ! Yess ! Remerciements sincères et éternels pour mon fantastique chat Virgula !

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Notes :

(1) Fernando Pessoa, le grand poète du 20ème siècle, écrivit sous des noms différents, chacun avec leur style propre.

(2) Bertrand Russel.

(3) Joaquinhas da horta : beignets de haricots verts ayant la forme d’un petit poisson.

(4) Village de la commune de Sintra ; Ranho, en portugais, signifie morve.

(5) Artère chic et touristique du centre de Lisboa.

(6) Chanteur de fado très connu.

(7) Champignon et papillon en français.

(8) Fronha : taie d’oreiller. En argot : sale gueule.


Traduction de J-L Gonneau et J. Silveirinho.

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