Opinion : Le train enchanté


Je suis là, debout, planté en gare de Bordeaux, le cœur brisé par la séparation qu’un garçon de douze ans, une fille de treize, viennent de connaitre pour la première fois de leur vie.

Après être descendu du train en provenance d’Hendaye, je l’ai vu repartir avec Ema pour Paris.

Je suis comme un navigateur qui aurait reçu une lame de houle glacée, encore incapable de contrôler son bateau en pleine mer et dans ce genre de situation il faut reprendre rapidement ses esprits pour la sécurité de son équipage, le mien étant composé de ma mère et de mes frères.

J’ai promis à mon père de les mener à bon port.

Je demande à ma mère si je peux aller dans la salle d’attente pour cacher ma peine, revoir dans mes plus folles pensées, une fois encore, le visage d’Ema.

– «Essaie de te reposer un peu, car nous avons le temps et d’ici je pourrai avoir un œil sur toi», me dit-elle.

Je m’allonge sur le banc le plus éloigné de la porte d’accès et m’endors rapidement avec cette image qui m’a rendu heureux depuis la frontière franco-espagnole.

Dans mon léger sommeil, j’entends le bruit d’un nouveau train qui vient d’entrer en gare en provenance du nord. Je me relève de mon banc, je quitte brutalement cette salle, comme happé par un appel qui semble être pour moi et pour moi seul destiné.

Je reconnais immédiatement la couleur des voitures de ce train, le numéro de la motrice noire avec un marquage étincelant. Ce train, avec en lui un bonheur limité de quatre heures, celui d’Ema et moi, finit par lentement s’immobiliser le long du quai.

Personne n’en descend et un silence inquiétant envahit cet immense hall de gare.

Une angoisse indescriptible m’envahit l’esprit, me coupe le souffle, me pousse immanquablement vers un objectif qui m’a été fixé.

Je me mets à courir pour porter secours à celle qui n’attend que moi. En remontant le long de ce train maintenant endormi, je note que tous les voyageurs sont immobiles, assis, figés sur leurs sièges, avec une position digne d’un arrêt sur image, celle généralement dédiée au moment fort d’un film dramatique, juste avant la prochaine scène pour faire sursauter de son siège un public envoûté.

Je cours et cours encore, de plus en plus vite, sans pouvoir dire un mot ni crier un appel rassurant vers celle qui m’attend.

Subitement, je suis capté par Ema qui se débat avec la porte pour sortir du train, bloquée de l’intérieur. Elle tire inlassablement sur une poignée, sans aucun résultat pour obtenir l’ouverture de cette maudite issue ensorcelée.

Elle m’aperçoit à l’extérieur, puis crie de toutes ses forces : «Ouvre, ouvre, de l’extérieur, je ne peux rien faire, je suis incapable de me libérer de ce train kidnappeur».

Comme par enchantement je n’ai aucune difficulté pour l’ouvrir rapidement, je me sens tellement capable de soulever ce train de mille tonnes, extraire en quelques secondes, celle qui demande une assistance et dont j’en ai été secrètement missionné.

Elle se jette sur moi, me serre de ses bras, sanglote quelques mots que je peux à peine comprendre, je reçois essentiellement son message par son cœur qui vient de transpercer le mien à travers nos petites poitrines encore juvéniles.

– «Tu es là, toi seul pouvais ouvrir cette porte, je savais que tu viendrais, je ne peux rien t’expliquer, seulement que je suis heureuse de te retrouver, sauvons-nous vite, éloignons-nous de ce train tant qu’il en est encore temps».

Main dans la main, nous prenons la sortie de cette gare hostile, notre fuite commence dès que nous découvrons cette rue pour courir, courir de plus en plus vite et aller vers notre objectif inconnu. Nous rions, crions haut et fort notre joie.

Les passants s’écartent de nos corps fous, joyeux, criants la vie, pour mieux nous laisser passer, certains nous sourient, d’autres nous applaudissent comme si nous avions une mission céleste à réaliser, sauver nos âmes, sauver le monde, rendre un peu d’humanité à cette ville grise que nous ne connaissons pas.

Notre course ne prend fin que lorsque nous arrivons près des rives de la Garonne, un fleuve énorme aux eaux tranquilles, ne voulant confier sa puissance qu’à cet océan Atlantique un peu plus loin, vers l’ouest et proche de La Rochelle.

Rien ne bouge autour de nous, le temps s’est rendu complice de notre belle échappée. Assis sur ce banc chaud en bois vieilli par les agressions de chaque saison, nous nous regardons avec tendresse, pas un mot ne sort de nos enfances encore incapables d’exprimer le moindre sentiment sur ce qui nous arrive, avant d’être devenu grands, adultes de corps et aussi d’esprit.

Une barque se trouve à proximité, légèrement attachée au tronc d’un saule pleureur qui semble discrètement verser un chagrin sur les eaux de ce fleuve. Les deux rames d’un bleu coloriées, juste croisées pour un départ évident, seront notre meilleur complice.

Sans la moindre hésitation, nous courons vers cette barque, comme si l’issue de notre escapade improvisée est dans l’estuaire de ce fleuve.

Nos mouvements sont assez synchronisés pour ramer ensemble, efficacement. Aucune force opposante ne pourrait nous dévier de notre projet de sauvegarde. Nous sommes heureux, excités par ce qui arrive et bien qu’encore des enfants, nous nous lançons dans des promesses que seuls les adultes savent exprimer, pour bien souvent ne pas savoir les tenir.

– «Dis-moi que nous ne nous quitterons plus jamais», me lance Ema sans arrêter de ramer.

– «Je ne laisserai plus aucun train te voler à moi pour t’éloigner de tout cet amour que je vais pouvoir longtemps te donner».

Nous nous laissons emporter jusqu’à l’Océan pour qu’ensuite le courant venant du Nord, nous dérive jusqu’à l’estuaire du Douro, ensuite nous remonterons son affluent ayant bercé ma petite enfance, le juvénile Tamega, à contre-courant, nous arriverons dans sa ville et princesse, Amarante.

Tous les deux natifs de cette vallée, nous y aurons nos plus beaux enfants, les plus adorables petits-enfants.

Je ferme mes yeux pour prier le ciel, les anges, la sainte vierge, tous les apôtres de l’évangile, sauf celui qui a trahi et qui pourrait aussi le faire pour nous.

Je crois profondément dans la concrétisation de cette folie et aucun obstacle ne devrait nous empêcher de vivre notre projet.

Nous arrêtons de ramer pour bien exprimer au ciel la force de notre amour, demander au soleil toute l’énergie pour nous préserver d’un abandon prématuré.

Je prends dans mes mains les cheveux d’Ema, en réponse, elle me pince le nez, me sourit pour démultiplier encore plus le courage dont j’ai besoin.

– «On retourne à Amarante»! Crions-nous ensemble et spontanément.

– «Oui, on retourne là-bas, notre bonheur nous y attend et depuis le jour de nos premiers cris d’enfant».

Dans notre délire, nous ignorons le danger existant avec un de ces gros bateaux céréaliers, navigant sur ce fleuve pour arriver lui aussi au port de La Rochelle.

Soudain, un choc nous expulse de notre petite embarcation.

Une main douce et rassurante me secoue le bras pour me sortir de mon sommeil agité ; «Mon fils, réveille toi, tu ne peux pas rester indéfiniment couché sur ce banc, nous devons nous rapprocher du quai».

Une information par les haut-parleurs de la gare annonce le prochain train pour notre correspondance vers Montceau-Les-Mines.

Ma mère vient de me rappeler à la réalité avec ma peine de ne plus jamais revoir mon Ema.

Pendant quelques années, je ne cesserai de l’entrevoir pour passer et rapidement disparaître dans les rues étroites de Montceau-Les-Mines.

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Manuel Maia Teixeira

Extrait de «Mon parcours de vie avec ses obstacles» (épisode 7)

LusoJornal