I Guerre mondiale : «De Lisboa a La Lys» de Filipe Ribeiro de Meneses – une autre vision du Corps Expéditionnaire Portugais


Filipe Ribeiro de Meneses est considéré comme l’un des historiens de référence sur le XXème siècle au Portugal, ses travaux historiographiques portent principalement sur l’histoire contemporaine du pays.

En 2010, il a été désigné par le magazine Público comme l’une des dix personnalités portugaises marquantes de l’année, suite à la publication, la même année, de sa biographie de Salazar, premier livre sur ce thème à être édité.

Frère de l’actuel Ambassadeur du Portugal en France, Filipe Ribeiro de Meneses, diplômé d’histoire, ayant obtenu son doctorat au Trinity College de Dublin a écrit sa thèse portant sur les gouvernements de la Sagrada União et Sidónio Pais. En 2017, il est élu membre de la Royal Irish Academy. Il vit depuis son jeune âge en Irlande, étant actuellement enseignant à Maynooth University.

Filipe Ribeiro de Meneses a notamment écrit le livre «De Lisboa a La Lys», un livre sur la participation portugaise à la I Guerre mondiale.

Dans la présentation de ce livre nous pouvons lire : «le 9 avril 1918 fut l’une des journées les plus meurtrières de l’histoire militaire portugaise. En une seule matinée, près de 400 Portugais périrent, de nombreux autres furent blessés et le nombre de prisonniers atteignit environ 6.600. Le Corps Expéditionnaire Portugais (CEP), symbole maximum de l’effort de guerre national durant la I Guerre mondiale, disparaît des champs de bataille français en tant qu’unité organisée. La jeune République pariait fortement dans la constitution du CEP et de son déploiement sur le front occidental, elle perdra.

Filipe Ribeiro de Meneses revient sur le thème de la participation portugaise à la I Guerre mondiale, en proposant une nouvelle interprétation des causes et des conséquences du désastre subi à La Lys.

Pour LusoJornal nous avons interviewé, Filipe Ribeiro de Meneses.

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Vous êtes considéré comme le spécialiste de l’histoire portugaise du XX siècle. Pourquoi avoir choisi cette période ?

Je ne suis pas le spécialiste, je suis un spécialiste. Nous sommes nombreux. Tout cela est dû à l’excellence d’un de mes professeurs au Trinity College de Dublin, où j’ai étudié : John Horne, qui a beaucoup œuvré pour une meilleure compréhension de l’histoire de la France pendant la I Guerre mondiale. Il enseignait un cours remarquable sur ce thème et, durant cette année-là, je me suis rendu compte que je ne savais rien sur le Portugal pendant la même période et qu’à l’époque, très peu de choses avaient été écrites sur le sujet.

Le thème de votre thèse de doctorat était déjà en rapport avec la I Guerre mondiale «União Sagrada e o Sidonismo : Portugal em Guerra 1916-1918». Les conversations, les histoires entendues de votre grand-père, qui a participé à la Grande Guerre, ont-elles influencé votre intérêt pour cette période de l’histoire du Portugal ?

Je n’ai pas connu mon grand-père, décédé alors que mon père était encore très jeune. Et jusqu’alors, j’avais très peu parlé avec mon père de son propre père. Je savais, bien sûr, qu’il avait combattu pendant la Grande Guerre, mais étant jeune, je ne m’y étais pas intéressé. Tout a changé à l’université, à l’occasion de ma maîtrise, qui s’est ensuite transformée en un doctorat au Trinity College, sous la direction et proposition de John Horne, proposition que j’ai immédiatement acceptée.

En tant qu’historien et chercheur, quelles sont, selon vous, les raisons de la participation du Portugal à la I Guerre mondiale ?

Elles sont multiples, mais je crois que l’affirmation de la République portugaise d’octobre 1910, a été la plus importante : affirmation interne, face à une population encore sceptique à l’égard du nouveau régime, et affirmation internationale. Je défends depuis longtemps, la thèse, selon laquelle il s’agissait d’un pari politique de personnalités telles qu’Afonso Costa, Norton de Matos et João Chagas, c’était pour eux une manière de trancher le nœud gordien (*) qui tourmentait les dirigeants du régime républicain. À cette idée, il convient d’ajouter la défense du Portugal en tant que puissance coloniale, car on craignait que les vaincus ne compensent les vainqueurs en leur cédant des territoires coloniaux étranger, dans le cas, les territoires coloniaux portugais.

Entre le Portugal et l’Angleterre, le traité de Windsor est l’un des plus anciens au monde, pourtant les Anglais n’étaient pas très favorables à la participation du Portugal à la I Guerre mondiale. Pourquoi ?

Il existait de sérieux doutes quant à la valeur d’une éventuelle contribution militaire portugaise. En 1914, le Gouvernement de Londres avait invité le Portugal à constituer une Division qui serait envoyée sur le front occidental. À la suite d’une réponse inattendue, d’une demande française pour que le Portugal envoie ses canons de 75 mm, de fabrication française, qu’il accepta et le Portugal ayant récemment envoyé des renforts en Afrique, le Gouvernement portugais, qui avait insisté sur l’envoi d’une telle force, ne parvint pas à réunir cette Division. Il manquait de tout. À ce moment-là, les Britanniques perdirent la volonté d’accepter le Portugal comme allié à part entière.

Pourquoi le titre de votre livre «De Lisboa a La Lys» ?

Mon livre précédent s’intitulait «A Grande Guerra de Afonso Costa» et traitait de la guerre vue d’en haut, depuis le Gouvernement. Avec «De Lisboa a La Lys», j’ai voulu concentrer mon attention sur le Corps Expéditionnaire Portugais, depuis sa formation jusqu’aux conséquences de la Bataille de La Lys.

Votre grand-père, le Capitaine Mário Sílvio Ribeiro Menezes, a écrit pendant le temps qu’il a passé en Flandre et en captivité. Cela a-t-il été, une aide précieuse pour votre livre, voir le point de départ de celui-ci ?

Mon grand-père a été capturé pendant la Bataille de La Lys. En captivité allemande, il a commencé à écrire un journal, que la famille a conservé. Il traite surtout du quotidien d’un officier prisonnier ; malheureusement, il dit peu de choses sur son temps dans les tranchées, l’entraînement reçu, les relations avec les Britanniques et les Français, etc. J’y fais référence dans l’introduction du livre «De Lisboa e La Lys».

Pour l’écriture de ce livre, vous avez beaucoup utilisé les archives britanniques. C’est une vision différente de celle que l’on trouve dans les archives portugaises, plus réaliste, plus factuelle…?

Je me suis servi de ces archives comme je me serais servi des archives françaises si mon intention avait été d’étudier l’autre formation portugaise qui a combattu en France pendant la Grande Guerre, le Corps d’Artillerie Lourde, intégré à l’armée française. J’ai voulu connaître l’opinion britannique sur la capacité militaire du CEP, son organisation, la qualité de ses officiers et de ses soldats, etc. Bien sûr, il faut être prudent dans l’interprétation de ce que l’on y trouve, car les préjugés britanniques, à l’époque, étaient nombreux envers les étrangers en général et, dans ce cas précis, envers les Portugais. Beaucoup de ces préjugés remontent aux campagnes napoléoniennes, durant lesquelles l’armée portugaise fut réorganisée par les Britanniques commandée par le maréchal Beresford.

Parfois la question est posée si la Bataille de La Lys fut ou non une défaite. Qu’en pensez-vous ?

Ce fut une défaite claire. Les Allemands ont pris le contrôle du secteur portugais et ont poursuivi leur avancée ; ils ont capturé plus de 7.000 soldats et officiers. La disproportion entre les soldats morts et blessés, d’une part, et les prisonniers, d’autre part, est énorme. Les raisons de ce dénouement sont nombreuses, mais il est, à mon avis, impossible de dissimuler la défaite.

Un thème qui manquait dans la littérature portugaise a été par vous écrit : «Biografia definitiva: Salazar». Pourquoi le mot «définitive» ?

Le titre du livre, dans les éditions américaine (l’originale) et portugaise, était «Salazar : une biographie politique». Plus tard, une édition brésilienne a été publiée sous le titre «biographie définitive». J’ai protesté, mais il était déjà trop tard. Il ne me serait jamais venu à l’esprit de choisir un tel titre, qui va à l’encontre de tout ce en quoi je crois en tant qu’historien.

En reliant deux thèmes et deux figures que vous avez étudiés dans vos livres, le sidonisme ne préfigure-t-il pas le salazarisme ?

Certains disent que non, mais je pense que les deux hommes ont des points communs, notamment le désir de donner au Portugal un ordre qu’ils jugeaient perdu, et qu’ils estimaient condamner le pays à supporter. Tous deux voulaient rendre une certaine stabilité au pays, considérant la préservation de l’ordre comme un objectif supérieur à la résolution des problèmes qui causaient le désordre… Salazar disposait d’une base de soutien beaucoup plus large que Sidónio Pais, ce dernier en improvisant constamment a perdu très tôt ses collaborateurs les plus expérimentés, ils l’ont abandonné. Sidónio Pais insista pour continuer, mais ne résista pas longtemps.

On entend parfois dire que l’arrivée de Salazar au pouvoir est, dans une certaine mesure, une conséquence de la participation du Portugal à la I Guerre mondiale, un héritage de celle-ci. Est-ce le cas ?

Je ne crois pas que l’arrivée de Salazar au pouvoir en soit une conséquence directe, mais il me semble que le divorce entre l’Armée et la République date de cette participation, et bien sûr, c’est l’Armée qui a renversé la République en 1926. Rien n’indiquait alors que, quelques années plus tard, Salazar, peu connu à l’époque, accéderait au pouvoir.

Pour terminer, un thème d’actualité. Avec les nouvelles technologies et un monde qui va de plus en plus vite, on entend parfois chez les jeunes la phrase : «le passé est dépassé». Est-ce vrai ? Devons-nous continuer à étudier l’Histoire, à faire de la recherche, à créer des histoires de l’Histoire, pour l’Histoire ?

Oui, bien sûr, plus que jamais. Nous avons besoin, en tant que Portugais, Européens et citoyens du monde, de comprendre nos histoires particulières et communes, d’où nous venons, ce que les autres pensent de nous et pourquoi. Étudier l’Histoire nous oblige à penser de manière critique, à remettre en question tout ce que nous lisons et entendons, ainsi qu’à parvenir à nos propres conclusions. Moins nous connaissons nos différentes histoires, plus nous sommes vulnérables à la désinformation.

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À travers son parcours académique et ses travaux, Filipe Ribeiro de Meneses s’impose comme une figure majeure de l’historiographie portugaise contemporaine. Qu’il s’agisse de la participation du Portugal à la I Guerre mondiale, du sidonisme ou encore de la trajectoire politique de Salazar, son approche se distingue par une volonté constante de contextualisation, de nuance et d’esprit critique. En revisitant des épisodes parfois douloureux ou controversés de l’histoire nationale, comme le désastre de La Lys, il contribue à une compréhension plus lucide du passé portugais, loin des mythes et des simplifications.

Son message final résonne particulièrement à l’heure actuelle : étudier l’Histoire n’est ni un exercice nostalgique ni dépassé, mais un outil essentiel pour comprendre le présent, former l’esprit critique et résister à la désinformation. À ce titre, le travail de Filipe Ribeiro de Meneses rappelle combien la recherche historique demeure indispensable pour penser le Portugal, l’Europe et le monde contemporain

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(*) Noeud Gordien: métaphore pour décrire une difficulté qui semble impossible à résoudre.