Du grand large à la table de Noël : l’épopée du «fiel amigo», le Bacalhau

«Les acras de morue que votre épouse a faits, l’autre jour, étaient très bons». Voilà une phrase que les Portugais de France entendent parfois et ça fait toujours plaisir…

Eh oui, entre le Portugal et la morue, c’est une longue et vieille histoire…

Pour nous, consommateurs portugais d’un certain âge, la morue n’est pas toujours associée à un bon souvenir. Le soleil a toujours été l’une des vertus du Portugal et pourtant, dans les années 1960, sous Salazar, nous nous rappelons que pour un renfort en vitamine D, avant d’entrer dans la cantine de l’école, nous étions tous alignés. Et vas-y, ouvre la bouche, que je te bonifie d’une cuillère d’huile de foie de morue… la cuillère devait être nettoyée par l’ingurgitation précédente, sans passer, évidemment, au lave-vaisselle… nous avons souvent manqué la cantine.

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Au Portugal, la morue, appelée Bacalhau, occupe une place unique dans la culture et l’histoire du pays. Bien plus qu’un simple aliment, elle est étroitement liée au passé maritime portugais, aux grandes explorations et aux traditions religieuses. Depuis le XVe siècle, la morue accompagne les marins portugais lors de leurs voyages et devient progressivement un pilier de l’alimentation nationale. Étudier l’histoire de la morue, l’histoire du «fiel amigo» en lien avec le Portugal, permet de mieux comprendre l’importance de la mer dans l’identité portugaise et l’évolution de ses traditions au fil des siècles.

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Noël approche, il est là. La morue fait partie des aliments privilégiés sur les tables de chaque Portugais, ou presque. Jugez-en :

Chaque Portugais consomme environ 6 kg de morue salée traditionnelle par an et environ 15 kg par personne et par an si l’on inclut tous les produits à base de morue. Si l’on considère qu’au cours d’un repas, on consomme entre 150 et 250 grammes de morue, faites le calcul : cela représente environ 75 repas par an durant lesquels un Portugais mange de la morue.

Le Portugal consomme 20% de la morue mondiale, il ne faut cependant pas oublier que, les Portugais figurent aussi parmi les plus grands consommateurs de poisson au monde. La consommation moyenne de poissons et produits de la mer (poisson frais, surgelé, en conserve, crustacés, etc.) est très élevée au Portugal comparée à d’autres pays : entre 53 et 60 kg par personne et par an, ce qui place le Portugal au premier rang de l’Union européenne. À titre de comparaison, la consommation moyenne dans l’UE est d’environ 23 kg par habitant et par an.

Malgré le contexte économique, Noël représente toujours environ 30% de la consommation annuelle de morue au Portugal. Cela s’explique par une forte dimension culturelle et émotionnelle, ainsi que par les campagnes promotionnelles et les actions marketing.

Une étude récente de l’IPAM révèle que 35% des Portugais admettent réduire leurs dépenses en mets traditionnels pour Noël 2025, mais plus de 60% ne renoncent ni à la morue ni au Bolo-Rei lors du repas de Noël.

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L’histoire de la morue en lien avec le Portugal

Le Bacalhau occupe une place exceptionnelle dans l’histoire, la culture et l’identité du Portugal. Bien plus qu’un simple aliment, elle reflète le passé maritime du pays, ses traditions religieuses et son rapport intime à l’océan Atlantique.

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Des origines médiévales à l’expansion maritime

Dès le Moyen Âge, les populations côtières portugaises vivent en étroite relation avec la mer. Cependant, c’est à partir du XVe siècle, durant l’Âge des Grandes Découvertes, que la morue prend une importance majeure. Les navigateurs portugais, partis à la recherche de nouvelles routes commerciales, découvrent les riches bancs de morue de l’Atlantique Nord, notamment autour de l’Islande et de Terre-Neuve.

La morue se révèle particulièrement adaptée aux longs voyages : une fois salée et séchée, elle peut être conservée pendant plusieurs mois sans se détériorer. Elle devient alors un aliment indispensable pour nourrir les équipages lors des expéditions maritimes.

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Un aliment essentiel pour un pays catholique

Le Portugal est profondément marqué par la religion catholique. Pendant des siècles, les fidèles doivent respecter de nombreux jours maigres, notamment les vendredis et le Carême, durant lesquels la viande est interdite. La morue, autorisée par l’Église, devient une source de protéines essentielle pour la population.

Grâce à sa longue conservation et à son coût relativement faible, elle est consommée aussi bien par les classes populaires que par les élites. Peu à peu, elle s’impose comme un pilier de l’alimentation portugaise.

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Le Bacalhau dans la vie quotidienne et la culture

Au fil du temps, la morue s’intègre profondément à la cuisine portugaise. Chaque région développe ses propres recettes et méthodes de préparation. On dit traditionnellement qu’il existe 365 façons de cuisiner le Bacalhau, une pour chaque jour de l’année, illustrant ainsi son omniprésence dans la gastronomie nationale.

Le Bacalhau devient également un symbole culturel, associé aux repas familiaux, aux fêtes religieuses et, en particulier, au repas de Noël, où il demeure aujourd’hui le plat principal dans de nombreuses familles.

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La «Campagne de la morue» au XXe siècle

Au XXe siècle, sous la dictature d’António de Oliveira Salazar, l’État met en place la «Campanha do Bacalhau» (campagne de la morue). L’objectif est de rendre le pays autosuffisant en poisson et de renforcer l’économie nationale. Des flottes entières partent chaque année pêcher la morue dans l’Atlantique Nord.

Les conditions de travail des pêcheurs sont extrêmement dures : longues absences, froid intense, bateaux rudimentaires et pêche souvent effectuée à la ligne, dans de petites embarcations. Cette période marque durablement la mémoire collective portugaise et fait de la morue un symbole de sacrifice et de courage.

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La morue aujourd’hui au Portugal

Aujourd’hui, le Portugal ne pêche presque plus de morue, mais il reste le plus grand consommateur mondial par habitant. Le pays importe principalement sa morue de Norvège et d’Islande. Malgré les évolutions économiques et alimentaires, le Bacalhau conserve une place centrale dans la culture portugaise.

La filière est cependant soumise à de fortes pressions. La réforme des quotas de pêche instaurée par l’Union européenne impose des limites strictes aux captures afin de préserver les stocks. Par ailleurs, les importations massives, notamment de morue russe transformée via des pays tiers comme la Norvège, exposent l’industrie portugaise à une concurrence souvent jugée déloyale.

Dans ce contexte, la morue incarne à nouveau un enjeu de souveraineté, non plus maritime, mais économique et alimentaire. Le maintien des unités de transformation, la valorisation des méthodes traditionnelles (salage traditionnel, Bacalhau de cura tradicional) et la pression exercée sur l’Union européenne pour rééquilibrer les règles du commerce, traduisent la volonté de préserver non seulement un patrimoine culinaire, mais aussi une filière industrielle nationale.

Ce combat contemporain, moins spectaculaire que les grandes expéditions d’autrefois, pourrait pourtant déterminer l’avenir du «fidèle ami» dans les assiettes et dans l’identité portugaise.

Cultiver l’amour du Bacalhau ne suffit pas à restaurer l’autonomie perdue. Pour beaucoup, l’histoire de la morue au Portugal est le symbole d’une grandeur passée, mêlée de nostalgie, de saudade, d’injustices historiques et d’un déséquilibre entre mémoire collective et réalité économique.

Le Portugal est ainsi devenu, en quelque sorte, un royaume déchu de la morue : héritier d’une tradition maritime prestigieuse, mais désormais contraint par les dynamiques globales du commerce, de l’environnement et de la consommation. Et si le Bacalhau reste présent dans les assiettes et les cœurs des Portugais, c’est parce qu’il incarne une mémoire collective faite de voyages, de danger, de sel, de pauvreté, de résistance, mais aussi de convivialité, de partage et de résilience.

Peut-être est-ce dans cette tension, entre grandeur passée et réalité contemporaine, que se lit l’histoire véritable du Portugal moderne. Le poisson fidèle n’a peut-être plus les vastes flottes d’autrefois, mais il demeure le témoin vivant d’un destin maritime et social profondément ambivalent.

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Pour terminer, rappelons que le mot Bacalhau est source de diverses expressions. En voici quelques-unes : “Ficar em águas de bacalhau”, “Dá cá um bacalhau” ou “Apertar o bacalhau” ou “Bacalhoar”, “Arrotar postas de bacalhau”, “Está seco que nem um bacalhau”, “Para quem é, bacalhau basta”, “Cheira a bacalhau”, “Bacalhau a pataco”, “Há mil maneiras de fazer o bacalhau”… N’allons pas jusqu’à chanter comme Saul, qui à 5 ans savait déjà (dé)jouer avec les mots de la langue portugaise… ça pourrait en choquer plus qu’un, et pourtant… l’ail et la morue peuvent être de bons amis.