Museu Ferreira de Castro (Sintra)

La rencontre entre Ferreira de Castro et la Corse : anthologie(s)

Il y a tout juste 99 ans, ce mercredi 5 novembre, «Le Lyon Républicain» évoquait la remise du titre de Docteur honoris causa à Moisés Bensabat Amzalak, vice-Recteur de l’Université de Lisboa et Directeur du journal «O Século». À cette occasion, le quotidien citait les mots du grand écrivain portugais Ferreira de Castro : «Ô toi, mon frère lointain, qui te perds dans l’hypothèse au long des siècles à venir, écoute ! Écoute notre désespoir d’être éphémères, cette anxiété infinie qui nous torture depuis tant de millénaires, ce cri douloureux et impuissant…»

Ferreira de Castro, l’un des plus grands écrivains portugais du XXème siècle, collabore alors lui-même à «O Século», placé sous la direction d’Amzalak.

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Les voyages corses de 1934

C’est dans ce contexte qu’en 1934, l’écrivain entreprend deux voyages en Corse, l’un en février, l’autre au printemps, pour le compte de ce journal. Ces séjours donnent lieu à plusieurs chroniques, rassemblées plus tard dans le recueil «Pequenos Mundos e Velhas Civilizações» (1937).

Près d’un siècle plus tard, le 3 octobre 2023, l’Université de Corse Pasquale Paoli consacre une conférence à ces écrits sous le titre : «Le tragique d’une île : la Corse vue par Ferreira de Castro».

Cette rencontre s’appuie sur la parution proche de «Mondes en petit et vieilles civilisations : Corse 1934» (lire ICI), traduction critique du texte original réalisée par Eugène Gherardi, Jeannie Bereni et Dominique Faria, publiée à l’occasion du cinquantenaire de la Révolution des Œillets, une forme d’hommage à l’opposition farouche de Ferreira de Castro à la dictature de Salazar.

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Une œuvre entre humanisme et insularité

Précurseur du néoréalisme portugais, Ferreira de Castro a consacré son œuvre à la représentation des peuples et des cultures confrontés aux bouleversements du monde moderne. «Pequenos Mundos e Velhas Civilizações» explore ainsi les «petits mondes», les îles et les sociétés repliées qui ont su préserver leur identité face à la modernité.

L’auteur célèbre «tous ceux qui vivent isolés sur notre planète» et fait de l’insularité une métaphore de la résistance culturelle. La distance et la frontière deviennent chez lui les garants de la singularité humaine.

Lors de ses séjours corses, il pose un regard personnel, à la fois lucide et admiratif, sur l’île : «C’est pourtant parmi les peuples enfermés au milieu des massifs montagneux que l’on retrouve l’homme au plus près de son tout originel, celui pour qui l’énigme de la vie se réduit à une simple croyance et à l’âpre lutte pour le pain quotidien».

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La Corse, miroir d’une philosophie de la vie

Ferreira de Castro est particulièrement frappé par le culte corse des morts. Il décrit ces tombeaux disséminés le long des routes ou sur les pentes montagneuses comme le reflet d’une philosophie antique où la mort nourrit la vie.

«C’est dans les festons de ces hautes chaînes de montagnes, sur leurs flancs et leurs éperons blanchis de lumière, que les Corses ont construit leurs villages isolés. C’est ici que l’on retrouve le mystère de l’âme corse, hospitalière et noble, enracinée dans un monde unique… La mer et les villes agissent comme des éléments dénationalisants. Ce n’est qu’après avoir appréhendé le panorama général de l’île que l’on commence à comprendre son étrange dimension humaine. Ici, la terre exerce une influence infinie sur l’âme».

Par ses mots, Ferreira de Castro restitue avec émotion la richesse de la civilisation rurale corse, confrontée aux premières manifestations de la modernité. Repliée sur elle-même depuis des siècles, l’île a su préserver les valeurs d’humilité, d’honneur et de grandeur qui la caractérisent.

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Regards croisés entre la Corse et le Portugal

Dans ses chroniques, l’auteur remarque que peu d’Européens connaissent réellement la Corse. «Illuminée par la gloire de Napoléon et la vie légendaire de ses bandits, elle demeure pourtant pour la plupart des Européens un mystère, une terre aussi inconnue que si elle se trouvait au bout du monde».

Il souligne aussi l’influence de la terre sur l’âme insulaire. «Ici, la terre exerce une influence infinie sur l’âme… Les défunts occupent la plus belle place, aux abords d’Ajaccio, se fondant parmi les vivants».

On entend souvent dire que les paysages corses ressemblent à ceux du Portugal. Lors d’une interview pour LusoJornal (lire ICI), la conférencière-chercheuse corse, Cécile Ruggeri Libératore confiait : «Oui, il existe effectivement des proximités linguistiques et culturelles. On retrouve des ancrages romans communs entre les deux régions».

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Un écrivain universel

Né le 24 mai 1898 à Oliveira de Azeméis, José Maria Ferreira de Castro s’éteint le 29 juin 1974, deux mois après la Révolution des Œillets. Son ultime ouvrage, «Os Fragmentos», dresse le portrait d’un Portugal en quête de fraternité et de justice, dans une langue d’une beauté sobre et sincère.

En 2024, le Centre d’études Ferreira de Castro a publié le premier volume de la première biographie complète de l’écrivain, riche d’archives inédites et d’une iconographie rare. Cette œuvre monumentale comptera quatre volumes, dont le deuxième est attendu avant la fin de cette année.

En célébrant la Corse, Ferreira de Castro n’a pas seulement décrit un paysage : il a reconnu dans l’île méditerranéenne une sœur spirituelle du Portugal, une terre de solitude, de mémoire et de résistance. On était en 1934.

Par son regard, on peut considérer que Ferreira de Castro a su unir deux peuples dans une même poésie de la distance et du temps.