LusoJornal | Carlos Pereira

Le grand défenseur du rite portugais juif dans le Sud-ouest de la France : Gilbert Léon est décédé cet été

Sa dernière interview, il l’a donnée à LusoJornal et à la RTP, il y a tout juste un an. Fier que les media portugais s’intéressent à lui, il était déjà affaibli et nous a livré son incroyable histoire. Gilbert Léon était considéré «le spécialiste» du «rite juif portugais» perpétué depuis des siècles dans le sud-ouest de la France.

A notre question «vous sentez-vous portugais ?» il a répondu en deux secondes : «Je suis portugais» ! Il n’avait pas de Carte d’identité portugaise, pas de Passeport et il n’est jamais allé au Portugal. Sa famille est venue en France il y 6 générations… Mais il se disait toujours portugais ! Avec une grande fierté.

Né à Bordeaux le 28 février 1934, Gilbert Léon était fils d’Émile Léon, sculpteur et Président du Consistoire de Bordeaux, et de Valentine Léon, fondatrice des Dames israélites de Bordeaux.

Lors de l’Inquisition, les ancêtres de Gilbert Léon ont dû quitter le Portugal pour s’installer à Bordeaux. «Eux, ils ont quitté le Portugal. Nous n’avons jamais quitté Bordeaux». Mais la vie a fait que plusieurs familles juives portugaises ont quitté Bordeaux pour Paris ou ailleurs. Gilbert Léon a passé les dernières années de sa vie à Hossegor, près de Capbreton, dans les Landes rt c’est là qu’il est mort en juillet dernier.

Quand nous sommes arrivés devant le portail de sa maison, il est sorti et nous a demandé : «Est-ce que je peux vous embrasser, puisque vous êtes mes frères portugais ?»

Et dans son salon, il raconte : «Je descends d’une vieille famille bordelaise. Nous sommes remontés à six générations et autant du côté de mon père que de ma mère, nous sommes d’origine portugaise».

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La Nation Portugaise

Quand ils sont arrivés en France, au XVIème siècle, les Juifs portugais (et espagnols) constituaient la «Nation Portugaise». La religion juive n’était pas, non plus, autorisée en France, mais le roi Henri II les a acceptés, à condition qu’ils s’installent en Aquitaine, entre Bordeaux et Bayonne.

Plusieurs salles de prière existaient dans la région, jusqu’à la construction des Synagogues. Trois Synagogues pratiquent encore le rite portugais : à Bordeaux, à Bayonne et à Paris, même si la plupart des fidèles qui les fréquentent aujourd’hui viennent de l’Afrique du Nord.

A Bordeaux, tous les juifs connaissent la famille Léon. «Nous avons été bercés dans la religion de génération en génération» explique Gilbert Léon au LusoJornal.

Il a dédié sa vie à la passation des traditions. Il a écrit un manuscrit – qu’il a offert au LusoJornal – en répertoriant les chants du rite portugais et il a enregistré plus de 4.000 chansons juives sépharades, pas moins de 65 CD’s ! «En fait, le rite portugais c’est la façon de chanter» explique-t-il.

Il rédige aussi une Brève histoire des Juifs à Bordeaux et une Réflexion sur les teamim des psaumes.

Mais, en novembre de 2024, à 91 ans, il sentait déjà que sa «mission» arrivait à terme. «J’ai perdu ma femme, j’ai perdu mon frère. Je suis très cardiaque. Je suis arrivé à la fin. Un mois de plus ou de moins et c’est fini». Il est décédé quelques mois plus tard, le 12 juillet 2025, à l’âge de 91 ans.

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Le Passeur de mémoire

Formé par des maîtres du rite portugais bordelais – Moïse Alvarez-Peyrère, Sadi Fonsèque et Roland Mossé – Gilbert Léon a été à son tour enseignant de liturgie pendant plus de 10 ans au Talmud Torah et auprès des jeunes bar-mitsvah. «D’abord, j’ai suivi les cours religieux normales. Chez nous, on a baigné là-dedans. Quand on partait en vacances, dans la voiture, on chantait tous. Après, j’ai suivi les cours d’hébreu, les écritures, tout ça. Un beau jour, le rabbin de Bordeaux me dit : est-ce que vous voudriez bien être professeur des plus jeunes ? Alors, je suis devenu professeur, et j’ai instruit… je n’ai jamais compté, mais à peu près entre 80 et 90 élèves» raconte Gilbert Léon, confortablement assis sur sa chaise. «Et même le 14 décembre, j’ai un élève qui m’a téléphoné, j’ai rendez-vous avec lui, pour encore lui apprendre, parce qu’il a besoin pour ses enfants».

Nous lui lançons : «finalement, vous êtes un Passeur de mémoire». Il prend un moment de réflexion et il répond : «C’est exactement ça. Vous voyez, je n’y avais jamais pensé. Exactement ça. Tiens, je marquerai ça. Passeur de mémoire».

Pour bien nous montrer qu’il «est» portugais, dans son bureau, il nous montre des livres très anciens, imprimés au Portugal au XVème siècle, et la Torah que ses ancêtres ont ramenée avec eux, imprimée à Lisboa». Il feuillette les livres, les caresse presque, nous montre des phrases en portugais, si fièrement qu’il nous émeut.

Sur son bureau, un ordinateur, une table de mixage et un micro. Il a enregistré des heures de podcasts – comme on dit maintenant – sur le rite portugais. «Il y a le chant qui est différent, les prononciations qui sont différentes, et aussi le milieu est différent. C’est vraiment d’origine espagnole-portugaise. Lorsque vous avez les Ashkénazes, par exemple, c’est plutôt la prononciation de l’Europe de l’Est. Là, c’est différent. La base est la même, tout est pareil, mais la prononciation… Par exemple, au lieu de prononcer A, ils prononcent O».

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L’étoile jaune

Au fur et à mesure que Gilbert Léon nous racontait ses histoires, l’histoire de sa famille, nous avons bien compris qu’il faisait également partie de l’histoire.

«Avant la synagogue, à Bordeaux, la religion se pratiquait dans les familles. Alors si vous remontez très loin, il ne fallait pas se montrer. Même quand on arrivait d’Espagne et du Portugal, nous faisions partie de la Nation Portugaise. Et petit à petit, à peu près sous Napoléon Ier, on faisait le culte dans chaque maison. Et encore, on fermait tout. Mes grands-parents avaient peur, ils se cachaient encore. Chacun faisait sa religion chez lui et dans les caves».

Bien plus tard, tout est devenu plus facile, avec la construction d’une première synagogue à Bordeaux – qui a brulée – et ensuite la construction de l’actuelle synagogue qui a été considérée, à l’époque, la plus belle des synagogues de France.

«Nous étions une famille très traditionnelle. Mon père était Président du Consistoire. Mes grands-parents aussi. C’est une famille, les Léons, on a toujours baigné dans cette liturgie. Nous étions musiciens et ça nous a plu. Pour tout vous dire, tous les vendredis, tous les samedis, tous les jours de fête, on ne manquait pas un seul jour…»

«Surtout, les Juifs portugais et espagnols étaient musiciens, et aimaient chanter. Dans notre famille, ma sœur a été premier prix du Conservatoire, tous mes cousins étaient musiciens. Mon frère avait une voix… Tous ces Juifs portugais et espagnols étaient des musiciens et c’est pour ça que le rite portugais est très spécial».

Pendant la deuxième Guerre mondiale, Gilbert Léon et sa famille ont porté l’étoile jaune. «Une fois, avec mon père, on sortait de la maison, on portait l’étoile. Et soudain, il voit un monsieur traverser la rue et venir à côté de lui. Alors mon père lui dit, monsieur ne restez pas avec moi, vous risquez gros. Non monsieur, je fais un brin de conduite avec vous» raconte-il. «La majeure partie des gens ne savait pas, jusque-là, que nous étions juifs, absolument pas».

Gilbert Léon nous a expliqué comment sa famille, pendant la Guerre, a passé la ligne de démarcation sans se faire arrêter, avec la complicité d’une famille catholique. «Il y avait mon père, ma mère, mon frère, ma sœur et moi». Ils ont rendez-vous dans une boutique, ils passent dans l’arrière-boutique, les passeurs arrivent la nuit pour les chercher. «Mon frère était tout jeune, un passeur le prend sur les épaules. Et en pleine nuit, on a traversé des prairies».

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«J’ai été Marrane»

«Ah, il faut que je vous dise, j’ai été Marrane. Vous savez ce que sont les Marranes? J’aurais dû vous le dire en début» et Gilbert Léon nous raconte encore un bout de son histoire, pendant la Guerre, quand la famille doit quitter Bordeaux.

«Mon père était sculpteur. Il y avait 30 ouvriers sculpteurs chez nous. C’était une belle entreprise. Et la guerre arrive. On n’avait plus le droit de travailler. Nos magasins ont été fermés. L’atelier a été fermé. Mon père s’est fait embaucher chez M. Desmoulins qui était ébéniste. Il fallait bien que mon père travaille pour arriver à nourrir la famille. Et alors, un beau jour, on a un ami qui arrive et qui lui dit ‘Partez, partez vite. Demain, les Allemands viennent vous chercher’. En un espace de peu de temps, on ferme tout et on s’en va» raconte.

La famille arrive d’abord à Bayonne et ensuite à Toulouse, en zone libre et quelques mois plus tard, le père de Gilbert Léon s’est retrouvé Gestionnaire de la Basilique de Lourdes. «C’est lui qui dirigeait toute la Basilique». Et c’est ainsi que la famille s’est cachée à Lourdes. Ils ont donc pu échapper aux multiples rafles. «Même à Lourdes, mon père nous apprenait les chants juifs. Par exemple, quand il m’accompagnait à l’école, il m’apprenait des chants, je ne savais même pas ce que c’était, mais il m’apprenait un chant et il me disait, je ne te dis pas ce que c’est, parce que si on se fait attraper…».

C’est donc en cachette que Gilbert Léon apprend tout sur la religion juive, au cœur même d’un sanctuaire catholique. «Quand je suis arrivé, à la libération, que je suis allé à l’école juive, je me disais, mais je connais tout. Mon père m’avait tout appris».

«Je vais vous raconter quelque chose qui va vous faire sourire. Dans la petite rue où nous habitions, rue du Fort, il y avait d’autres gamins. Mais le vendredi soir, pour Shabbat, on faisait l’office chez nous, cachés, alors ma mère me disait, rentre car Madame Tefila est arrivée. Tefila ça veut dire prière en hébreu. Mais comme ça, personne ne comprenait».

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Une carrière d’ébéniste

Comme son père, Gilbert Léon voulait être sculpteur, mais «à la fin de la guerre de 1939-1945, mon père me dit, tu ne vas pas faire la sculpture, ça ne se fait plus. Alors, j’ai dit, mais papa, je veux devenir ébéniste. Parce que ce sont des métiers magnifiques». Sachant qu’il ne pouvait pas demander à ses parents de faire des grandes études, «je suis devenu Compagnon ébéniste de la Chambre des métiers». Il a ouvert son propre atelier à Bordeaux en 1949.

Lors de notre interview qui a duré quelques heures, il a pu parler encore de son arrière-grand-mère bayonnaise, «mariée à Monsieur Suarez, qui lui a fait quatre fils» et «en un mois, ses quatre fils et son mari sont morts de la diphtérie». Elle s’est remariée avec son grand-oncle, veuf aussi, mais elle a surtout laissé, dans la mémoire du petit Gilbert Léon, sa passion pour la pâtisserie et «ses magnifiques gâteaux de Pâques».

Gilbert Léon s’est marié en 1961 à Maïté Dalmeyda, également juive d’origine portugaise. «Quand je me suis marié, avec ma femme j’ai pris les recettes de la grand-mère et je me suis mis à faire ces gâteaux» dit-il en souriant, avant de poursuivre l’entretien autour d’un gâteau basque que Gilbert Léon a acheté, lui-même, le matin, pour recevoir «mes frères portugais».

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Rien n’est comme avant…

A la synagogue de Bordeaux – et aussi à celle de Bayonne e de Paris – parfois on laisse le rite portugais de côté pour pratiquer le rite oriental. «Mais je leur ai laissé tout ce qu’il faut pour que le rite portugais soit poursuivi».

La deuxième Guerre mondial a totalement démembré la communauté juive portugaise de Bordeaux. Dans un mur de la synagogue sont inscrits les noms des déportés de la communauté. Les Torres, les Peixoto, les Oliveira et autres noms portugais y sont majoritaires.

«Aujourd’hui, ce n’est plus comme avant. Ce n’est pas la même chose».

Nous gardons en mémoire cet après-midi à Hossegor et en particulier le moment de notre départ. Le bras en l’air, il nous a dit «obrigado» en portugais et «passez le bonjour au Portugal».

Nous sommes convaincus que, là où il est maintenant, il est encore plus fier qu’un journal franco-portugais parle de lui.