Opinion : Ma résurrection à la vie


Il m’est arrivé, un jour, de mourir. Pas biologiquement, mais administrativement, ce qui, en France, ou ailleurs, revient presque au même.

Tout commença par une scène d’une banalité désarmante. Mon épouse se présente à la Sécurité sociale pour un simple remboursement de médicaments de notre fils cadet. Derrière le guichet, la fonctionnaire, le regard fixé sur son écran, pianote quelques instants avant de lever les yeux :

— Madame, vos enfants doivent désormais être rattachés à votre numéro de Sécurité sociale.

— Pourquoi ? demande mon épouse, intriguée.

— Parce que… le père est décédé depuis plus de six mois.

Le monde s’arrêta un instant. Mon épouse sentit son cœur se serrer.

— Comment ça, décédé ? Vous devez faire erreur ! Mon mari est bien vivant !

La fonctionnaire haussa légèrement les épaules, comme si elle avait déjà vu cent fois cette scène :

— Sur notre système, il est mort. Vous pouvez demander un recours auprès du service central, le mieux étant de vous adresser d’abord au Directeur de CPAM de notre département.

Le soir même et dès le retour de mon activité professionnelle, mon épouse me rapporta la nouvelle.

Je ressentis comme une fissure dans ma réalité.

— Je suis mort… officiellement, chuchotai-je, incrédule.

Je pris mon portefeuille : Carte d’identité, Permis, Carte d’assuré social… Tout était en règle. Mais ailleurs, sur un écran que je ne voyais pas, j’avais cessé d’exister.

Le plus étrange fut que mon entreprise de taille internationale et hyper informatisée, elle, continuait à verser mes cotisations sociales et pour mes droits à la retraite. J’étais un mort qui cotisait. Cette absurdité me fit sourire un instant, avant que ne surviennent les complications bien réelles : plus aucun remboursement, un dossier fiscal qui allait finir bloqué par manque de signalement de mon décès, des courriers administratifs me réclamant des pièces impossibles à fournir puisque, selon eux, j’étais déjà sous terre.

Commence alors une année entière d’épreuves. Douze mois de lettres recommandées, de certificats de vie signés par la Mairie de ma naissance, de visites dans des bureaux où les agents me regardaient parfois avec un mélange de curiosité et de suspicion :

— Vous êtes vraiment Manuel T. ?

— Non seulement je le dis, mais je le suis ! répondais-je avec un sourire amer.

— Avec les noms étrangers, on ne sait jamais…

Le Directeur de la CPAM me proposa un nouveau numéro d’assuré social, ce que je refusai catégoriquement.

Mon instruction civique au collège m’avait bien servi pour intégrer que chaque individu aura toujours un seul et unique numéro…

Il ne fallait surtout pas perdre le lien avec mes vingt-cinq années de cotisations sociales.

Chaque étape était un chapitre d’un roman kafkaïen : portes closes, délais interminables, courriers répétés. J’en vins à douter : peut-être avais-je vraiment cessé d’exister, au moins pour cette immense machine administrative ?

Puis, un jour, un courrier officiel arriva. «Votre situation est régularisée». J’étais revenu parmi les vivants. Je me surpris à respirer plus fort, comme si mes poumons venaient de se remplir pour la première fois depuis un an.

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Mais ce n’était pas fini.

Pour justifier encore une fois mon état civil de naissance, il me fallut un extrait intégral de naissance et devant être fourni par la commune où je suis né, celle-ci à Felgueiras, au Portugal.

Je téléphone à ma mère, récemment de retour au pays, pour qu’elle demande au Registre civil de cette commune le document nécessaire.

Le lendemain, ma mère m’appelle, troublée :

— Manuel… ils m’ont dit que tu étais mort.

— Quoi ? Encore ?

Elle raconte : la fonctionnaire, très poli, lui avait demandé :

— Madame, vous dites avoir parlé hier soir à votre fils ?

— Oui, évidemment !

— Mais… votre fils est déclaré décédé. Êtes-vous certaine de son nom ?

Ma mère, un peu émue, finit par corriger :

— Excusez-moi, il s’appelle en réalité Manuel A D.M.T. J’ai vécu si longtemps en France que j’ai donné son nom comme là-bas.

La fonctionnaire eut un sourire compatissant.

— Cela explique tout. Un autre Manuel Teixeira, né le même jour, le même mois, la même année, dans la même paroisse, est bien décédé en France, dans la région parisienne. Votre fils, heureusement, est toujours en vie ici, dans nos registres.

Je ne pus m’empêcher de rire en imaginant la scène : une seconde mort, cette fois au Portugal ?

Non, c’est déjà assez compliqué en France…

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Depuis, mes petits-enfants m’appellent «le papi ressuscité». Et je les comprends.

Dans les fichiers informatiques des listes électorales je suis passé de la fin des tableaux avec mon T au début des tableaux avec mon nom complet.

Cette double expérience m’a fait comprendre combien notre identité est fragile. Un simple clic sur un écran, un acte de décès mal associé, et nous disparaissons.

Désormais, je ne suis plus simplement «Manuel Teixeira» ce garçon fier d’avoir un nom simple à la française pour une meilleure intégration. Je suis, partout et pour toujours, mon état civil complet. Ce nom complet est mon ancrage, mon bouclier contre l’oubli. Car j’ai appris qu’il n’y a pas que la vie biologique à défendre : il faut aussi défendre son existence administrative, son nom, ce fil invisible qui nous relie à notre histoire.

Et si un jour on m’annonce encore que je suis mort, je saurai sourire : car deux fois déjà, j’ai vaincu l’oubli.

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Manuel Maia Teixeira