Opinion : Requiem de la place : la scène des vivants et des morts


Le ciel était de plomb – un ciel biblique, gros de tragédie. Des nuages gras, indécents, traînaient comme des bigotes scandalisées. Et le vent, ce vent misérable, gémissait comme une veuve au cimetière. Ce n’était pas l’orage qu’il annonçait, c’était l’Apocalypse.

Et pourtant, malgré ce présage automnal, la Place de la République flambait comme un théâtre en flammes. Brûlante, déchaînée, avec la fureur d’une tragédie grecque. Français contre la réforme du travail, Arabes contre les crimes de Gaza, Brésiliens contre l’amnistie (*). Trois chœurs, mais un seul cri. Et ce n’était pas la mémoire, c’était le retour des morts, brutal, blasphématoire, comme une résurrection interdite.

Au centre, sur une caisse misérable, l’orateur à la barbe grise, prophète et mendiant à la fois, prêchait comme s’il célébrait une messe noire, mêlant Brecht et malédiction : «Le ventre qui a enfanté la bête humaine a enfanté aussi ceux qui défendent l’amnistie !»

Et il récita, avec la solennité sacrilège de celui qui dresse une pierre tombale en pleine place:

«Le ventre est encore fécond. La bête n’est pas morte.

Elle guette la distraction. Elle guette l’impunité.

Elle guette l’oubli.

Si nous nous taisons aujourd’hui, demain elle reviendra plus forte.

Si nous pardonnons aujourd’hui, demain elle reviendra plus furieuse».

La foule répondit comme un chœur d’église en transe : «Pas d’amnistie ! Pas d’amnistie !»

Alors, la voix de l’orateur devint deuil, cortège funèbre :

«N’oublions pas les morts. Ceux qui, vivants encore, réclamaient le vaccin qu’on leur a refusé. Ils demandaient le minimum, la vie. Et on leur a donné le maximum, la mort. Ils furent abandonnés par des mains qui ont préféré le mensonge, la dérision, le mépris. Et ces mêmes mains, qui laissèrent mourir le peuple, ont voulu tuer aussi la démocratie. Ils ont nié le vaccin et ensuite tenté le coup d’État».

La place trembla. Ce n’était pas une dénonciation, c’était une accusation. Ce n’était pas un discours, c’était un jugement. Et il n’y avait pas de tribunal, seulement le peuple.

Un murmure parcourut la masse, comme si les morts revenaient, invisibles, brandissant des pancartes muettes : «Nous voulions un vaccin». Et derrière eux, l’ombre de la horde délirante qui, à Brasilia, avait envahi les palais comme on profane un cimetière.

L’avocat du diable, maigre, les lunettes de travers, osa prendre la parole :

«Et l’amnistie, au bout du compte, n’est-elle pas la seule paix possible ? Vous criez aujourd’hui, mais demain vous serez fatigués. Il en a toujours été ainsi. Le peuple oublie».

L’orateur le désigna du doigt comme on exorcise un démon :

«Le peuple oublie lorsqu’il n’a personne pour se souvenir à sa place ! Mais aujourd’hui nous nous souvenons. Aujourd’hui nous crions. Aujourd’hui nous jurons devant les morts que nous ne pardonnerons pas les vivants qui ont voulu les tuer deux fois : d’abord avec le virus, puis avec le coup d’État».

Et la foule leva les bras. Ce n’était ni théâtre ni comédie. C’était communion. Délire. Et, l’espace d’un instant, tous respirèrent la même espérance, vivante et morte à la fois.

Et Paris, cet après-midi d’automne, assista à un spectacle rare, presque blasphématoire : les vivants et les morts unis dans un même chœur, proclamant que le pardon est complicité, et que l’amnistie est l’acte de naissance de la prochaine tragédie.

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(*) Projet d’amnistie actuellement débattu au Congrès brésilien, visant à effacer les crimes et infractions liés aux actes antidémocratiques du 8 janvier 2023, ainsi qu’à réhabiliter politiquement l’ancien Président Jair Bolsonaro

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Marco Guimarães

Escritor brasileiro

Membro da União Europeia dos Escritores de Língua Portuguesa (UEELP)

Correspondente de um jornal no Brasil

Reside em Paris