Yvette dos Santos, l’émigration portugaise entre histoire, politiques et mémoire collectiveAntónio Marrucho·Comunidade·4 Dezembro, 2025 Le Portugal est depuis longtemps un pays d’émigrés, dès l’époque des Grandes Découvertes. Le phénomène migratoire suscite un intérêt académique croissant. La recherche sur l’émigration portugaise, initiée notamment par Maria Beatriz Rocha Trindade dans les années 1960, a progressivement ouvert la voie à des études approfondies sur les politiques migratoires, les parcours des migrants et leurs retours éventuels. Aujourd’hui, des chercheurs comme Yvette dos Santos poursuivent ce travail, en explorant notamment les mécanismes de contrôle et de sélection mis en place par l’État portugais pendant la dictature salazariste, ainsi que les expériences des migrants dans les pays d’accueil. À travers l’histoire de la Junta da Emigração, des politiques de départ et des pratiques de retour, ces recherches éclairent les enjeux économiques, sociaux et politiques qui ont façonné l’émigration portugaise du XXᵉ siècle. LusoJornal a interviewé Yvette dos Santos. . Yvette dos Santos, quel est votre statut actuel au niveau professionnel ? Je suis chercheuse dans le laboratoire de recherche LARHRA (Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes) à l’École normale supérieure de Lyon. J’y développe, depuis janvier 2024 et dans le cadre d’un contrat de recherche financé par la Commission européenne – programme Marie Curie – un projet de recherche sur les migrants portugais en France l’entre-deux-guerres. Pourquoi votre thème de recherche est les migrations ? Mon intérêt pour le thème des migrations est avant tout académique. J’ai commencé à travailler sur l’histoire de la migration portugaise au début des années 2000. Je me suis d’abord intéressée au mouvement associatif portugais en France des années 1960, puis j’ai élargi mes recherches aux politiques portugaises d’émigration durant la dictature salazariste. Ma thèse de doctorat porte sur l’histoire de la Junta da Emigração, une agence gouvernementale chargée d’encadrer les départs des migrants portugais entre 1947 et 1971. Il s’agit d’un travail académique offrant une approche globale de la politique portugaise d’émigration mise en œuvre sous la dictature, depuis les années 1920-1930, en prenant en considération aussi bien les flux transatlantiques que les flux européens. Il permet également d’éclairer des périodes encore mal connues de l’histoire de la migration portugaise, telles que les années 1920 et 1930, mais aussi les années 1950. La Junta da Emigração fut une agence gouvernementale dont la création s’inscrivait dans un contexte migratoire alors majoritairement transatlantique. Mon approche a ainsi permis d’analyser les fondements de la politique d’émigration de l’État Nouveau, les intérêts et les enjeux qui y étaient associés, ainsi que le champ bureaucratique mis en place pour encadrer les départs en contexte dictatorial. Je me souviens, moi-même, d’être allé à Lisboa en 1967 à la Junta da Emigração. Quelle fut la raison de sa création ? Placée sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur, la Junta da Emigração fut créée en 1947 et remplacée par le Secrétariat d’État à l’Émigration en 1971. L’objectif de cette institution, mise en place juste après la Seconde Guerre mondiale, consistait à encadrer et contrôler les départs de migrants portugais. À la fin des années 1940 et durant la décennie 1950, la Junta travaille à organiser une émigration transatlantique, en particulier vers le Brésil. L’émigration vers la France n’était pas encouragée légalement, car ce pays était considéré comme un espace marqué par de fortes revendications sociales susceptibles d’influencer les émigrants portugais, véritables agents susceptibles de véhiculer ces idées au Portugal. On craignait également une perte incontrôlée de main-d’œuvre nationale ; c’est pourquoi l’on privilégie l’émigration vers le Brésil, relativement bien contrôlée dans les années 1950. En effet, les départs annuels ne dépassent pas 40.000 personnes. Il s’agissait de maintenir un équilibre entre les intérêts économiques – en garantissant une main-d’œuvre suffisante, surtout dans les secteurs les plus obsolètes comme l’agriculture et l’industrie – et la nécessité de permettre certains départs afin de réduire les tensions sociales et de bénéficier de l’argent des migrants: 1. Pour atteindre ces objectifs, la Junta fut chargée de délivrer le passeport d’émigrant, rendant ainsi illégale toute intervention d’intermédiaires dans le processus de départ. Cette fonction était auparavant assurée par les gouverneurs civils, par les agences de voyages et de passeports. En collaboration avec les municipalités, les fonctionnaires de la Junta prenaient en charge à partir de 1947 l’organisation administrative des départs, l’accueil des migrants dans les ports d’embarquement et l’inspection médicale. 2. Une autre mission de la Junta consistait à réguler le transport maritime des émigrants portugais. Ce rôle était crucial dans les années 1950, où l’émigration portugaise se faisait majoritairement par voie transatlantique. 3. L’émigration vers la France remit cependant en question la manière dont la Junta concevait l’émigration portugaise et le rôle que celle-ci devait jouer pour le pays. Émigration légale implique forcément une émigration sélectionnée. Cela se faisait de quelle manière ? L’idée de sélectionner les candidats à l’émigration s’inscrit dans une conception aujourd’hui dominante, selon laquelle, seule l’émigration organisée par la voie légale est véritablement sûre pour les migrants eux-mêmes, puisqu’elle est considérée comme une migration «souhaitée», encadrée par des procédures officielles et répondant à la fois aux intérêts des pays d’origine et des pays d’accueil. Durant la dictature portugaise, la sélection visait à envoyer hors du Portugal des individus répondant aux critères d’admission et de départ exigés par les deux parties. Avec le temps, et selon les destinations, les procédures de sélection ont évolué. Divers critères étaient pris en compte : le sexe et l’âge, l’état physique et de santé, le niveau d’instruction, la moralité, l’état civil, la profession et les qualifications ou spécialisations, ainsi que la composition familiale (notamment le nombre d’enfants). Ces critères pouvaient varier selon le pays. Le Brésil, par exemple, cherchait principalement à accueillir des agriculteurs. Le secteur industriel urbain devait, en principe, être réservé à la population nationale ou à des immigrés qualifiés. Les autorités brésiliennes ont cherché à favoriser la migration de ces individus pour les envoyer dans les terres agricoles, ce qui, en réalité, ne se vérifia pas, étant donné que nombre d’entre eux ont préféré s’installer dans les villes et intégrer le secteur secondaire. Au Portugal, il existait également la volonté d’articuler ces exigences extérieures avec les intérêts nationaux et locaux. Parmi les objectifs principaux figuraient : – le contrôle numérique des départs, afin d’éviter des flux trop importants ou jugés socialement indésirables par les élites locales des régions d’origine – l’autorisation des départs dans le but de réduire les tensions sociales, notamment dans les zones touchées par la pauvreté ou le chômage – le contrôle des départs en fonction de la profession et des qualifications. Ce dernier point est particulièrement perceptible dans les années 1960, avec l’émigration vers la France. Le système reposait sur les contrats de travail anonymes et les contrats nominaux. La sélection pour les contrats nominaux était perçue comme un problème par la Junta da Emigração, qui y voyait une forme de fuite de travailleurs – parfois qualifiés – que l’on souhaitait garder au Portugal. À l’inverse, dans le cadre des contrats anonymes, le recrutement était effectué par les institutions portugaises : c’était donc la Junta da Emigração avec les municipalités, et sous l’influence des élites locales, qui décidaient qui pouvait avoir accès à ces contrats et donc qui pouvait émigrer. Sait-on pourquoi les Portugais ont commencé à émigrer vers les Amériques avant l’Europe ? L’émigration portugaise vers les pays transatlantiques est ancienne. Le mouvement s’est intensifié au milieu du XIXᵉ siècle, après l’abolition de l’esclavage. Le Brésil fut le principal pays d’attraction pour les émigrants portugais et demeura une destination privilégiée jusqu’au début des années 1960, lorsque la France devint le principal pays d’accueil de l’émigration portugaise. Cependant, parmi les destinations transatlantiques, le Brésil n’était pas le seul pôle attractif. L’Argentine, le Venezuela, ainsi que les États-Unis et le Canada, accueillent également des migrants portugais, notamment originaires des îles. Si l’émigration vers le Canada est plus récente – se développant après la II Guerre mondiale -, l’émigration vers les États-Unis est en revanche plus ancienne. On y trouve des Portugais et des Cap-Verdiens depuis au moins le XIXᵉ siècle. Dans vos recherches, le thème du retour au Portugal est souvent abordé. Qu’elle est la raison ? La question du retour des émigrants portugais n’est pas totalement absente de la littérature académique portugaise. Certains travaux se sont intéressés à cette dynamique – entre autres ceux de Jorge Fernandes Alves et de Miguel Monteiro – ainsi que, du point de vue de la circularité des pratiques migratoires, l’étude de Marcelo J. Borges consacrée aux Portugais en Argentine. Pour les migrations plus récentes, on peut également citer les recherches menées par des sociologues telles que Liliana Azevedo et Filipa Azevedo. Ce qui reste en revanche beaucoup moins étudié c’est l’articulation entre retour volontaire et retour forcé. Le retour «forcé» des migrants portugais a principalement été étudié sous l’angle des rapatriements dans le contexte de la décolonisation – ceux des célèbres ‘retornados’. En revanche, nous ne savons presque rien du retour assisté des émigrants portugais. La pertinence d’un tel questionnement a pourtant déjà été soulignée, par exemple pour le cas des migrants espagnols revenus d’Amérique latine, pour ceux rentrés de France après la guerre civile espagnole, ou encore pour les Mexicains établis aux États-Unis. Il s’agit de comprendre comment est pensé le retour des Portugais qui, à un moment donné de leur trajectoire migratoire, se sont retrouvés dans une situation de grande vulnérabilité socio-économique et professionnelle, en raison de contextes d’instabilité et de crises économiques – comme la crise de 1929 et la Grande Dépression des années 1930 – ou encore en raison de mesures renforçant l’indésirabilité des émigrants portugais dans les pays d’accueil. Durant la période de l’Estado Novo, il semblerait qu’il existait un paradoxe entre le discours et les actions de ce régime. Non ? Interroger le retour assisté permet également de se demander dans quelle mesure ces retours étaient ou non soutenus par les autorités portugaises. Toute personne qui demandait à rentrer auprès d’un Consulat portugais voyait-elle automatiquement sa demande acceptée ? Tout citoyen portugais installé à l’étranger avait-il droit à un retour au Portugal ? Le discours officiel portugais présentait le rapatriement comme un mécanisme de protection des émigrants portugais à l’étranger pour des raisons d’indigence, de dénuement ou de santé, cependant, l’examen des archives consulaires portugaises montre que la directive principale consistait à ne pas divulguer le droit au rapatriement auprès des communautés portugaises, afin d’éviter un nombre trop élevé de demandes. La maîtrise des dépenses financières constituait un facteur central dans l’octroi de l’aide, ainsi que le contexte de fortes tensions sociales, d’autres facteurs étaient également pris en compte. Peut-on dire qu’il y avait une politique migratoire pendant la période salazarsite, thème d’un de vos livres («Ditadura Portuguesa e política migratória») (voir ICI) ? On peut considérer qu’il existait une véritable politique d’émigration, dans la mesure où les départs étaient orientés par des principes directeurs clairs et étroitement associés à d’autres politiques nationales. Cette politique s’inscrit d’abord dans la volonté de garantir la stabilité et la durabilité du régime dictatorial, notamment par le maintien du soutien des élites économiques nationales. Elle reposait également sur la préservation du modèle économique salazariste, dont les fragilités devinrent plus visibles avec les transformations induites par les politiques de modernisation et d’industrialisation du pays, particulièrement mises en lumière par l’ampleur de l’émigration portugaise vers la France dans les années 1960. Un autre pilier de cette politique concernait la condamnation de l’émigration irrégulière. L’État mettait en place des mesures de répression visant à lutter contre les pratiques illégales et contre les intermédiaires, même si leur contrôle sur le terrain était difficile. Dans le même esprit, le régime cherchait à encadrer strictement l’«industrie de l’émigration» en établissant une base légale destinée à écarter les intermédiaires de l’organisation des départs. Cette volonté de régulation inclut aussi le contrôle du transport maritime des migrants, partie intégrante d’une stratégie plus large d’exploitation des routes maritimes internationales elle-même insérée dans une politique maritime nationale. Enfin, la dimension idéologique pesait lourdement dans la manière dont l’émigration était pensée et encadrée. Le discours officiel valorise la colonisation et l’émigration traditionnelle vers le Brésil, mais cette vision fut progressivement remise en question par la massification des départs vers la France dans les années 1960, qui obligea le régime à reconfigurer la place et la fonction sociale et économique attribuées à l’émigrant dans la société d’origine. Ainsi, l’ensemble de ces principes et orientations montre que la politique d’émigration constitue un volet complémentaire et cohérent des politiques socio-économiques nationales, façonnée à la croisée d’enjeux politiques, idéologiques et économiques portugais. L’étude de l’émigration portugaise peut-elle être considérée comme faisant partie du «devoir de mémoire» ? Maria Beatriz Rocha Trindade propose même de créer une discipline spécifique pour l’étude de la migration Portugaise à l’école. Qu’en pensez-vous ? Je pense qu’avant tout, valoriser l’histoire de l’émigration implique aussi de construire une mémoire collective de l’émigration. Par le biais d’un travail participatif avec la société civile, l’objectif serait de collecter et d’assurer la préservation des témoignages oraux et des objets liés à l’émigration – lettres, photographies, etc. -, pour ne citer que les exemples les plus courants. Mais, bien sûr, il ne s’agirait pas de se limiter à ce type de documents. Ce serait une manière d’enrichir la mémoire de l’émigration grâce aux témoignages mêmes de ceux qui sont partis et ont contribué à son existence. Dans ce projet, chaque citoyen serait un acteur direct de la construction de cette mémoire de l’émigration portugaise. Quels sont les thèmes de l’étude que vous développez actuellement ? Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est de travailler sur les migrants vulnérables et les procédures de rejet durant l’entre-deux-guerres. C’est une période marquée par des contextes migratoires de stimulation et de renforcement du contrôle des entrées et de séjour, puis de politiques et de pratiques de rejet surtout dans le cadre de la crise de 1929. Pour cela, je prends comme objet d’analyse les expulsions et le rapatriement – ou retour assisté – qui me permet de questionner le parcours de ces migrants demandeurs de retour au Portugal, de comprendre qui ils sont et comment ils sont devenus vulnérables puis indésirables. D’autre part, j’ai analysé de quelle manière les institutions, les États français et portugais ont géré cette indésirabilité et, dans le cas de l’État portugais, et à partir de l’analyse du retour assisté, quels ont été les migrants désirables et indésirables dans le cadre de retour. Pour les cinq prochaines années, je veux développer l’étude des pratiques de rejet à partir d’une approche comparée de l’indésirabilité et des retours assistés des migrants portugais depuis la France, le Brésil et les EUA. Pour terminer, Yvette Santos, pouvez-vous nous parler un peu de vous ? Je suis née en France, en Moselle, en 1980. J’ai une formation d’historienne de l’Université Paris 8. Après ce diplôme, je suis partie au Portugal dans le cadre du programme Erasmus à l’Université Nova de Lisboa en 2004. Tout en y travaillant, j’ai poursuivi mes recherches qui m’ont conduit au doctorat en histoire contemporaine, terminé en 2014. Mes parents sont originaires du concelho de Aguiar da Beira, district de Guarda. Mon père est venu à «salto» en 1968 et ma mère avec un passeport de touriste au début des années 1970. Ma mère a travaillé comme femme de ménage et mon père dans une entreprise française de pose de voies ferrées. L’étude de l’émigration portugaise dépasse le simple cadre historique : elle participe à la construction d’une mémoire collective et à la compréhension des dynamiques migratoires contemporaines. Les recherches de Yvette dos Santos, en particulier sur les migrants vulnérables, les politiques de rejet et les retours assistés, mettent en lumière les tensions entre discours officiel et réalités vécues, ainsi que les critères de désirabilité imposés par l’État. Préserver et analyser ces trajectoires permet non seulement de restituer la complexité des parcours migratoires portugais, mais aussi de renforcer la conscience sociale et culturelle de l’émigration comme élément structurant de l’histoire du Portugal. L’émigration, loin d’être un simple exode, apparaît ainsi comme un processus façonné par des choix politiques, des contraintes économiques et des expériences individuelles, constituant un véritable patrimoine collectif à étudier et à transmettre.