Extraordinaire histoire l’amitié d’un enfant «La petite Viève», aliàs Geneviève, avec des soldats du CEP pendant la I Guerre mondiale


«Mon lieutenant, aura-t-elle eu au moins un petit cercueil ?»

L’histoire est belle, émouvante, unique.

Cent sept ans après, nous pouvons répondre qu’elle n’a pas eu un petit cercueil, elle n’est décédée qu’en 2005.

Le journal de guerre du Lieutenant Pina de Moraes (lire ICI), membre du Corps Expéditionnaire Portugais (CEP), est devenu un ouvrage de mémoire de guerre, portant le titre «Au créneau» (lire ICI) édité en 1930 par la librairie Valois. Ce livre est une mine d’informations. Il se lit presque comme un roman, une peinture du moment.

Les pages 141 à 149 ont pour titre «La petite Viève», diminutive de Geneviève.

Jean Petitprez, achète le livre «Au Créneau» et à la page 142 il colle un post-it dans lequel il écrit «La petite Viève = Geneviève Moufflin, mémé Petitprez, livre retrouvé par internet, Librairie J.M.A. Paris – Juillet 2008».

La «Petite Viève» est la mère de Jean Petitprez, ce dernier étant né en 1939 !

Une redécouverte incroyable à la lecture du livre… on imagine l’émotion, données confirmées par la consultation des recensements de l’époque :

Au recensement de 1911 les Moufflin habitent au 45 Basse Rue, à Richebourg, dans le quartier de Riez-Bailleul. L’ensemble familial compte 7 personnes, dont les parents, 4 enfants et un domestique, Geneviève n’y figure pas, et pour cause, elle ne voit le jour qu’en 1914, au début de la I Guerre mondiale.
Au recensement de 1936, à la même adresse, 4 personnes y habitent, les parents et deux filles : Agnès née en 1907, et bien-sûr Geneviève. Les autres enfants, plus âgés, n’habitent plus avec les parents, ils sont mariés, une des filles, Madeleine, est décédée en 1919 de la grippe espagnole.

Geneviève Moufflin, est la fille de Fortuné Moufflin et d’Aline Traisnel. Elle est née le 22 octobre 1914 à La Gorgue et est décédée le 10 avril 2005 à Estaires. Elle est restée toute sa vie à La Gorgue jusqu’à la fin 2004. Marié le 25 juillet 1938 à La Gorgue avec Georges Petitprez, ils auront 4 enfants dont Jean, né quant à lui, début de la II Guerre mondiale, en 1939.
Geneviève Moufflin prendra le nom Petitprez par mariage.

Ce qui est écrit dans le livre de Pina Moraes est confirmé : née en 1914, s’appelant Geneviève Moufflin, pas possible qu’en soit autrement, il n’y a pas deux Geneviève Moufflin à La Gorgue dans les recensements.

De la rencontre (*) avec un des fils de Geneviève et Georges, Jean, qui habite depuis toujours, lui aussi à La Gorgue, nous avons pu savoir comment a été découverte l’histoire écrite de «La Petite Viève» dans le livre de Pina Moraes.

Jean Petitprez raconte : «un ancien combattant de la guerre 1914-1918 qui habitait le village, achetait tous les ans l’Almanach du Combattant. Dans celui de 1932, à la rubrique ‘Meilleurs livres de guerre de l’année’, il lit les pages consacrées au ‘meilleur livre portugais de Guerre’ : ‘Au Créneau de Pina Moraes’. Deux chapitres du livre y sont transcrits : ‘Le dernier Noël de Guerre’ et ‘La Petite Viève’. Et oh surprise ! À la lecture de ce dernier, il reconnaît Geneviève… c’est chez elle, à la ferme, qu’il va chercher toutes les semaines le beurre… à la fin de l’année 1932, le dit poilu, transmet l’Almanach du Combattant 1932 à Geneviève. Ma mère lit l’histoire et découvre deux dessins la représentant : l’un sur les genoux et l’autre dans les bras d’un soldat portugais… L’histoire du livre nous est contée… Les années passent, des dizaines d’années écoulées… À la retraite, je cherche sur internet et je finis par trouver le livre dans lequel l’histoire de ma mère, âgée alors de 3 ans, est racontée, l’amitié des soldats portugais y est décrite… Suite à l’avancée allemande pendant la Bataille de La Lys, la ferme des Moufflin, mes grands-parents, est presque totalement détruite. Les soldats portugais évacuent vers l’arrière. L’auteur du livre, Pina Moraes sera gazé et rentrera à un des hôpitaux militaires d’Ambleteuse… La ferme sera reconstruite après la fin de la guerre, quelques bas de murs ont pu être récupérés, on a construit dessous… J’ai un frère qui habite du coté de Troyes, trois de ses petits-enfants s’intéressent à l’histoire, à l’histoire de famille, je leur transmets l’Almanach du Combattant qui contient la belle histoire de Geneviève enfant, afin que tout soit gardé ensemble… Je viens de découvrir une coïncidence… une autre histoire… le passé qui rejoint le présent : les Portugais pendant la I Guerre mondiale ont stationné à Ambleteuse, occupant beaucoup de terrains et quelques mansions, hôtels, notamment le Grand Hôtel… Figurez-vous qu’un de mes enfants, après restauration de ce bâtiment, vient d’acheter, récemment, un appartement dans cet immeuble…»

Après la belle histoire racontée par Jean, fil de Geneviève, nous transcrivons ici quelques dires des pages 141 à 149 écrites par l’auteur du livre «A Créneau» du chapitre «La petite Viève»:

«J’ai passé quelque temps dans un village des Flandres, situé dans la zone battue par les gros calibres. Le village était, comme bien d’autres, composé de fermes basses, de hangars construits de façon légère, d’un grand calvaire en bois de six coudées de hauteur… Dans la maison où j’étais, il y avait une enfant de trois ans, blonde comme les blés, les traits menus et deux yeux clairs de poupée. C’était Geneviève, la petite Geneviève, ou Viève tout court. Je l’aimais beaucoup ; elle aimait davantage encore les chocolats que je lui donnais. Le ciment des souvenirs, c’est l’affection ; ceux qui l’ignorent aiment bien peu. Et il y a beaucoup de tendresse en mon cœur pour Geneviève. J’entends encore sa petite voix mièvre, à la porte de ma chambre, me dire chaque matin, dans son patois d’enfant : Monsieur Jean, tu fais dodo ?…

Et Viève entrait et nous entamions un babillage que ni elle ni moi ne comprenions, mais qui était suffisant pour les baisers et pour les chocolats. Or, Viève avait assisté à beaucoup de bombardements. Que de fois, la nuit, avait-elle été emportée dans un éclair à la cave, entre les bras du premier qui la trouvait. Et Viève regardait, étonnée, ce changement de décor, comme si elle assistait à un jeu bizarre, et elle demandait :

Eh ben ? Et ensuite elle expliquait, comme une grande personne : Allemanes bombardent, no, no bonne…

Enfin, la petite Geneviève faisait la guerre comme tout le monde… Quand les autos de la Croix Rouge défilaient, Viève faisait son habituel commentaire : Allemanes bombardent, no, no bonne !

Quant aux soldats, il fallait les gronder, parce qu’à l’heure de la soupe, tous voulaient deviser avec Viève, et Viève, qui raffolait des conserves et mangeait tout ce qu’on lui donnait, tomba malade un jour. De leur maigre prêt, bien des hommes lui achetaient des jouets et des chocolats. Un des sapeurs lui fit même cadeau d’une grande poupée en bois confectionnée par lui. Et Viève allait partout. Elle s’introduisait jusque dans les formations…

L’enfant des sapeurs. Ainsi l’appelait-on au village. Je crois la voir encore, et j’en ai peine, quand il y avait des gaz, avec la cagoule sur son petit minois très blanc pauvre Viève!… Allemanes bombardent, no, no bonne ! C’était sa plainte éternelle.

L’une de mes joies, quand je rentrais au cantonnement, c’était de voir Viève. Sa candeur infinie, la douceur infinie aussi de ses yeux clairs, sa chevelure blonde toute bouclée sur les épaules… Quand un obus passait sur les tranchées pour aller tomber sur l’arrière, je ne pouvais me défendre d’un grand sursaut, et je ne me tranquillisais que lorsque j’avais reconnu que le bombardement n’était pas destiné au village Riez-Bailleul…

Elle, dans sa petite compréhension, comme elle nous voyait régulièrement, s’était mise à nous aimer et elle nous attendait avec joie. Dès qu’elle nous apercevait, elle battait des mains en disant le nom de quelques-uns d’entre nous qu’elle avait distingués, et Geneviève passait par les bras de nous tous qui l’embrassions attendris…

Viève prenait à l’heure de notre thé une jatte de café au lait qu’un officier lui arrangeait et sucrait, ce qu’elle aimait beaucoup. Surtout, si on n’oubliait pas de lui donner des biscuits anglais pour faire trempette…

Une fois cependant, comme je faisais ma ronde, je m’aperçus que l’aspect du village avait changé. Le bombardement avait tout démoli. La première maison que je rencontrai, celle de M. Moufflin, était effondrée… Rien ne subsistait. J’accourt vers la maison de Viève, et celle-là comme les autres était démolie. Le berceau de Viève, qui certainement s’était balancé tout seul vide sous le vent des explosions, était là aussi parmi les briques écroulées.

Mon inquiétude, c’était de connaître le sort de la petite Geneviève.

Le village avait été évacué. J’appris qu’un vieillard sourd était resté, personne n’ayant pu l’arracher aux ruines de sa maison.

Je le cherche et j’écris sur un bout de papier : Qu’est devenue Viève ?

Le pauvre vieux fait de la main le geste de marquer la taille de l’enfant, d’un autre il évoque les boucles blondes de la belle chevelure tombant autour du cou, enfin il essuie sur son visage les larmes qui tombent entre ses mains noueuses et tremblantes. Pauvre petit ange ! Allemanes bombardent, no, no bonne.

Et pendant longtemps, nous eûmes le cœur oppressé au souvenir de ce petit corps de trois ans, déchiqueté par quelque éclat de grenade ou d’obus.

Et Manuel Grande m’a dit, les yeux pleins de larmes : Mon lieutenant, aura-t-elle eu, au moins un petit cercueil ?».

Et oh surprise ! En dialoguant avec Jean, une autre histoire nous est racontée : «je me rappelle d’un avion qui est tombé près d’ici vers la fin de la II Guerre mondiale… j’ai été pris en photographie avec ma maman Geneviève devant cet avion».

Vérification faite, un crash d’un avion, un B-24 Liberator américain a eu bien lieu le 16 janvier 1945, provoqué par les mauvaises conditions météo, au lieu-dit Bout Deville à La Gorgue, à 5 km au SE de l’aérodrome de Merville-Calon, à quelques encablures de la ferme des Moufflin. L’avion avait décollé de Norfolk (Angleterre) et avait pour destination Dresde (Allemagne), à son bord 11 soldats, tous récupérés, dont deux blessés, un à un œil et aux deux jambes et un autre à un œil, épaule et jambe gauche.

L’histoire retiendra que l’avion est tombé en 1945 et tout juste sur l’arrière ligne occupé par le Corps Expéditionnaire Portugais durant la I Guerre mondiale, proche de deux postes occupés par le CEP.

Les hasards deviennent des signes, une transmission intergénérationnelle peut avoir lieu. La petite Viève, restera désormais un personnage de livre, un personnage réel, reconnu… de mémoire familiale, et d’Histoire. Elle continue d’exister à travers les souvenirs, les documents, les mots et les cœurs.

La «petite Viève» est bien Geneviève Moufflin, née en 1914 à La Gorgue. Le récit bouleversant du lieutenant portugais est un témoignage réel de sa vie d’enfant pendant la guerre. Grâce à un livre retrouvé, un post-it, et aux recensements, une histoire ressurgit. La petite Viève est devenue la mère de Jean Petitprez, et à travers lui, sa mémoire perdure.

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(*) Le présent article a été écrit avec la complicité de Lionel Delalleau