Le discours frappant de José Vieira quand il a reçu le prix «Des racines et des mots» à Lens_LusoJornal·Cultura·10 Dezembro, 2024 Le 30 novembre dernier, à la Médiathèque Jean Lévy, à Lens, l’association «Les amis de V.O.» a décerné le prix «Des racines et des mots» à José Vieira, pour son récit «Souvenirs d’un futur radieux», publié aux éditions Chandeigne & Lima, dans la toute nouvelle collection Brûle-Frontières. Ce prix, qui récompense chaque année une œuvre explorant les thématiques du déracinement, de l’identité et de l’exil, met en lumière une voix littéraire marquante. Nous publions ci-dessous, sous le titre «Lettre à Tonio», le discours que José Vieira a prononcé à cette occasion. * «Lettre à Tonio» «La dernière fois qu’on s’est vu par hasard au café tu m’as dit : Nous, on est venus pour travailler. Tu fais une erreur historique Tonio : on n’est pas venus pour travailler. Du travail ton vieux il en avait à revendre au bled. Seulement il louait ses bras pour des clopinettes et les terres qu’il labourait obstinément rapportaient que dalle. Ton père comme le mien, il est venu pour gagner sa vie et se faire des jours meilleurs. Pour ça il a dû beaucoup travailler mais c’est une autre histoire. J’ai bien compris ton message, l’inquiétant sous-entendu : aujourd’hui les immigrés ne viendraient que pour profiter. Mais Tonio, si tu les vois pas travailler, c’est que t’as pris un sérieux coup de vieux et que t’es devenu un putain de bigleux. Tu les vois pas sur les chantiers, dans les rues à monter des échafaudages et à refaire les façades ? Tu les vois pas dans les tranchées et aux travaux publics ? Tu les vois pas à s’occuper des vieux, des enfants, tu les vois pas sillonner la ville sur leurs vélos, dans leurs camtars à te livrer pour des broutilles ? Tu les vois pas ou ça t’arrange de ne pas les voir ? C’est quoi ton problème : ils seraient de méchants migrants qui viennent ponctionner ton pain et grignoter tes cotisations ? Et toi forcément t’as toujours été un gentil travailleur immigré qui a su faire fructifier le capital et ça t’as pas du tout fait rire quand Coluche se marrait en lançant à la cantonade : qu’est-ce que c’est que ces Portugais qui viennent retirer le pain de la bouche à nos arabes ? Je t’ai connu plus drôle Tonio, t’étais un sacré loustic quand on était môme. Avec tes biscotos, t’étais un costaud, t’étais le plus fort et dans la cour de récréation tu nous as toujours protégé. Tu vas pas me dire que t’as oublié ces années où il fallait se faire une place au soleil à coup de poings, quand tout autour du bidonville nous portions partout l’aventure tel une bande de joyeux brigands. Je l’entends ton silence assourdissant. Tu as jeté tes souvenirs, tu penses que le passé n’est pas digne du présent. Tu ne veux plus entendre parler de barraques et de boue, d’être malvenu et accusé de répandre la misère. Et puis dis-moi Tonio, c’est qui ce ‘nous’ qui d’emblée exclut les autres ? Nous, on est venus pour travailler. C’est quoi ce ‘nous’ qui sonne comme un rempart ? Mais qui êtes-vous si vertueux, si forts de cette force qui ne vous sert qu’à obéir ? Seriez-vous le cliché à la peau dure des bons immigrés qui restent à leur place, ne font pas d’histoires et qui se sont débarrassés des pourquoi ils sont là, du comment ils sont venus ? Seriez-vous les bons immigrés qui se sont échinés à la tâche pour faire bouillir la marmite, pour faire miroiter des jours meilleurs et qui ont ravalé leur histoire ? Qui êtes-vous immigrés d’autrefois qui ne voient dans les étranges étrangers qui débarquent qu’une foule de gueux qui ne viennent que pour profiter de vos cotisations, pour être payés à rien foutre, à toucher les minima sociaux, pour se faire recoller les oreilles ? Tonio, tu croies vraiment conjurer notre passé de tue la misère en échafaudant de tels murs à la con ? Aurais-tu besoin à ton tour d’avoir des bouc-émissaires pour déverser tes angoisses de petit blanc qui s’étouffe de civilisation et de légitimité géographique ? Mais Tonio, personne te pisse sur les pompes, c’est toi qui fais sur toi. T’aurais dû faire comme Elvira : mettre le feu à ton état civil. Tout jeter par-dessus bord. Toutes ces histoires de gueux à l’assaut des frontières et faits comme des rats dans les barraques, fallait s’en débarrasser. Elvira n’en pouvait plus de vivre avec une mémoire maculée de boue. Son nouveau statut à travailler en blouse blanche ne pouvait souffrir un tel affront. Alors, elle a extirpé de son corps tous ces hivers et un jour de tambours battants, elle a brulé ses souvenirs, sa carte de séjour et quelques autres documents compromettants. Elvira s’est monnayée sur le marché de l’assimilation comme ça venait, à la louche, se rachetant un passé de petite bourgeoise pavillonnaire. La charmante Elvire que j’avais connu sous le doux nom d’Elvira da Costa, s’est nationalisée française et a pris le patronyme de Coste. Ce que les gens peuvent se compliquer la vie à trop vouloir bien faire. À force de se moyenner, forcément ça lui a rapetissé les idées et la haine a tissé des toiles dans son corps. À l’écouter, je vois des démons qui la poursuivent et des fantômes qui l’outragent. Elvira, tes grands yeux se sont creusés, c’est de peur qu’ils ont reculé dans leur orbite. T’as réussi ta naturalisation au-delà de tes espérances : tu t’es empaillée. Tu ne vis plus d’étonnements et moi je garde le souvenir de tes yeux épatés et souriants de quand nous étions enfants. Où est ton rire, charmante Elvire ? Est-ce que tu connais la chanson ‘Les Loups sont entrés dans Paris’ chanté par Reggiani ? Mais voilà Tonio, que je m’adresse à Elvira alors que je t’écris. Je perds les pédales, c’est à devenir fou. Mais enfin ne sommes-nous pas les héritiers de cette humanité privée de passeport pour qui le seul voyage possible est de partir sans papiers à l’abordage des archipels prospères ? Ne sommes-nous pas venus ? Ne viennent-ils pas comme nous sommes venus ?» . Rappelons quelques éléments de la biographie de José Vieira. Né au Portugal, à l’âge de 7 ans, en 1965, il rejoint la France avec sa famille. Il vivra d’abord dans un bidonville de la région parisienne. Étudiant-travailleur à la fin des années soixante-dix, il suit un cursus de sociologie et s’investit dans les mouvements pour l’égalité et contre le racisme. Il a réalisé une trentaine de documentaires ayant comme base de travail son expérience personnelle et les histoires individuelles liées à l’exil et l’immigration.