Fado à Lisboa: Ce qui demeure, ce qui changeJean-Luc Gonneau·Cultura·7 Março, 2023 [pro_ad_display_adzone id=”37509″] Je reviens de Lisboa. Après une bonne dizaine d’années d’absence due à la lente détérioration de la santé d’une personne très proche que je ne pouvais laisser seule à Paris, la ville a changé. Elle avait naturellement changé il y a dix ans, par rapport à celle que j’avais découverte lors de ma première visite en… 1967. Mais venons-en au Fado. Depuis 1967, je suis venu à Lisboa près de deux cent fois, parfois pour une semaine, souvent pour plus longtemps, et toujours pour le Fado. J’ai donc connu les dernières années du Fado sous la dictature, la crise du Fado après le 25 Avril, puis l’arrivée de plusieurs générations d’interprètes, de musiciens, d’auteurs et, plus rarement, de compositeurs de grand talent. Avant le 25 Avril 1974, le Fado est encadré par les dispositifs mis en place par la dictature: les interprètes doivent avoir une Carte professionnelle, les paroles des Fados doivent être soumis à une censure préalable, chaque interprète doit avoir son propre répertoire, que lui seul peut chanter, le Fado ne peut être chanté que dans des lieux agréés, les Casas de Fado, eux aussi encadrés, où on recommande une décoration illustrant les traditions portugaises. Sont toutefois tolérées des sessions de Fado pour des associations de bienfaisance, des anniversaires, etc, où les règles sont souvent contournées, pas trop quand même, car la PIDE veille, et qui connaissent de vifs succès populaires. Certaines Casas de Fado acceptent des moments de Fado vadio, où clients ou amis peuvent chanter en plus des artistes «maison», qui sont sous contrat (qui peuvent aller de quelques semaines à plusieurs années par renouvellements). La plupart des Casas de Fado, dont les tarifs sont hors de portée de bien des portugais, sont (déjà!) fortement fréquentées par les touristes, qui leur assurent une certaine prospérité. Beaucoup d’entre elles se sont créées à l’initiative de figures du Fado: Armando Machado, Argentina Santos, Adelina Ramos, Celeste Rodrigues (puis Sérgio), Lucilia do Carmo, João Ferreira Rosa, Fernanda Maria, Herminia Silva, Maria Valejo, Maria Jo-Jo… Le 25 Avril 1974 va libérer le Fado des nombreux carcans précédents, sans en modifier fortement les structures, et aussi le plonger momentanément dans un séisme économique: identifié, à son corps défendant, comme réactionnaire, vilipendé par les principales figures du Canto de intervenção, proscrit un temps des programmes de radio et de télévision, touché par la chute brutale du tourisme (pendant quelques années, les touristes viennent davantage «sentir» le parfum de la Révolution plutôt qu’aller au Fado), le Fado doit faire le dos rond. De nombreuses maisons de Fado disparaissent, faute de clients. Un îlot de résistance se forme autour de Cascais, avec la création de plusieurs maisons de Fado (dont les figures de proue seront le Arreda du guitariste José Pracana et surtout le Forte Dom Rodrigo du chanteur Rodrigo), qui attirent quelques figures du Fado lisboète, tels João Braga ou Manuel de Almeida et de nombreux musiciens (António Chaínho Fontes Rocha et Raúl Silva un temps, António Parreira, José Inácio, Francisco Gonçalves, Tó Moliças…) et révéla quelques talents (la chanteuse Mafalda Arnauth, le guitariste José Luís Nobre Costa…). Les acquis de la fin de la dictature sont toutefois considérables pour le Fado comme pour l’ensemble des activités culturelles. Le principal est évidemment la fin de la censure, avec comme corollaires celle du répertoire obligatoire des artistes, qui peuvent enfin chanter ce qu’ils veulent, et la libération de création pour les auteurs, qui enrichira considérablement la qualité poétique des paroles, et la diversité de leurs thèmes. Après ce choc, le Fado s’est reconstruit. Le Canto de intervenção a perdu de sa force avec le temps, comme il advient souvent pour les textes ouvertement politiques, et même si les textes de Zeca Afonso et de ses amis demeurent dans la mémoire de bien des Portugais. Une nouvelle génération d’interprètes et de musiciens de grand talent a attiré les foules, tant au Portugal que dans le monde. Le Fado a été reconnu au patrimoine culturel mondial de l’Unesco, il a suscité un grand nombre de travaux universitaires et des recherches privées, telles celles de l’Académie de la guitare portugaise et du Fado. De nouvelles maisons de Fado se sont créées, le Fado plus informel (associations, tertulias) se porte bien, et attire à nouveau une partie de la jeunesse. Si on se place «sur le terrain», et sans souci d’exhaustivité, le Fado à Lisboa présente les caractéristiques qui suivent: Les maisons de Fado se divisent entre plusieurs catégories. Les plus prestigieuses (1) proposent des ‘elencos’ de haute qualité (entre autres Ricardo Ribeiro, Raquel Tavares, Duarte, la jeune Maria Emília, Marco Rodrigues, Jorge Fernando, les ‘anciens’ Maria Amélia Proença ou António Rocha, et quelques jeunes talents qui peuvent s’y aguerrir), une cuisine soignée centrée sur les plats les plus traditionnels, un cadre plutôt luxueux, une capacité d’accueil importante et une assez forte proportion de touristes. Les menus proposés tournent entre 50 et 60€ hors boisson. Un peu en dessous, des maisons plus petites (2), avec un ‘elenco’ moins nombreux, mais avec les mêmes prestations que les ‘grandes’, d’apparition plus récente et créées par des fadistes reconnus qui s’y produisent, comme au temps de leurs aînés. On y entend parfois des temps de Fado vadio, ce qui n’est pas le cas des ‘grandes’. Là aussi, les touristes sont nombreux. Plus nombreux encore sont-ils dans autres maisons de Fado, plus abordables et dont les ‘elencos’ sont moins prestigieux. Autre catégorie: les maisons dédiées au Fado vadio (celui où ce sont les clients, voire les employés, qui chantent, «le vrai Fado» pour certains. Le Fado vadio a toujours été pratiqué dans les réunions associatives ou dans certains bistros, et quelques établissements, notamment sur la rive sud du Tage, et cela perdure aujourd’hui dans les quartiers populaires, loin des circuits touristiques. A Lisboa, c’est notamment le cas de la Tasca do Jaime à Graça, tous les dimanches après-midi, très populeux, où le touriste est rare, ce qui est moins le cas dans son exigüe annexe d’Alfama. L’idée a été reprise dans la désormais fameuse Tasca do Chico au Barro Alto, très couru, y compris par les touristes et par quelques autres établissements. Ne finançant pas d’elenco, ces lieux, qui, souvent sont plus des bars que des restaurants, sont économiquement plus abordables. Enfin, deux établissements, excentrés par rapport aux quartiers traditionnels du Fado, sont (un peu) différents des maisons traditionnelles: O Povo, dans le quartier animé du Cais do Sodré, se dédie à la promotion de jeunes talents et propose des tarifs raisonnables, qui attirent de nombreux touristes, et Nini, non loin de l’hôtel Ritz, qui propose chaque jeudi, depuis 22 ans, une soirée de Fado vadio, à tarif raisonnable, à un public de connaisseurs, où le touriste est rare, et d’ailleurs pas recherché: le lieu fait le plein chaque jeudi. Pour les noctambules, la Mesa de Frades, à Alfama, dirigée par le guitariste Pedro de Castro, parait indiquée car le fado commence un peu tard et finit encore plus avant dans la nuit. La géographie du Fado n’a pas été bouleversée, mais a évolué. Il y a un demi-siècle, les deux pôles principaux étaient le Bairro Alto et Alfama (quartier à l’époque considéré comme peu sûr). Envahi par les bars et les boutiques d’antiquaires, puis de designers, le Bairro Alto a perdu en densité de maisons de Fado (une dizaine aujourd’hui), alors qu’Alfama, envahie par le tourisme résidentiel, au grand dam de ses habitants, a multiplié les lieux de Fado. A Mouraria, berceau du Fado, qui y avait pratiquement disparu, celui réapparait avec l’ouverture d’une coquette maison à l’emplacement du taudis où vécut la légendaire Severa, au 19ème siècle, et quelques tavernes alentours. Quelques autres quartiers, outre ceux cités précédemment du centre-ville, accueillent une maison de Fado réputée, comme Senhor Vinho à Lapa et Timpanas à Alcàntara. Le Fado s’est donc relevé du dénigrement dont il fut victime, et plus récemment du coup d’arrêt dû à la pandémie qui frappa toutes les activités artistiques. Les textes de son répertoire se sont renouvelés (on constate ainsi que les interprètes féminines ont de moins en moins recours aux succès d’Amália Rodrigues, même si la personne demeure une référence). Les maisons de Fado sont toujours un tremplin pour les nouvelles générations (la grande majorité des vedettes qui se produisent aujourd’hui sur les scènes mondiales en sont issues). On peut certes craindre que l’afflux touristique ne produise un Fado aseptisé, une crainte écrite, mise en musique et chantée par Duarte et manifestée par plusieurs autres artistes et des associations. Mais la vivacité du Fado vadio populaire et la qualité de nombreux interprètes et musiciens limitent ce danger, sans cependant l’éliminer. L’arrivée il y a quelques années d’un groupe financier qui a pris le contrôle, sous le nom de Food & Fado Group, de maisons historiques en déclin (Adega Machado, Luso, Timpanas, et le plus récent Clube de Fado, dont l’âme artistique est le guitariste Mário Pacheco) misant sur une clientèle de touristes aisés et investissant lourdement sur la «modernisation» de ces lieux, a inquiété: le risque d’un Fado standardisé, folklorisé, peut arriver. Il est toutefois compensé par de nouvelles maisons créées par des fadistes (2). Enfin, une série d’initiatives de diversification du genre sont apparues, hors des circuits traditionnels, parfois militants ou parodiques (Fado Bicha), parfois utilisant des éléments musicaux pour des prestations relevant de la variété, comme le groupe Deolinda, par exemple.. (1) O Faia, A Severa, Adega Machado, Luso au Bairro Alto, Parreirinha d’Alfama, Timpanas à Alcântara qui existaient déjà avant 1974, et trois nouvelles venues: Senhor Vinho à Lapa (1975), Clube de fado et Casa de Linhares à Alfama. (2) Maria da Mouraria, par Hélder Moutinho, Fado ao Carmo, par Rodrigo Costa Félix et le guitariste Luís Guerreiro, Senhor Fado, par Ana Marina, Mesa de Frades, par le guitariste Pedro de Castro… [pro_ad_display_adzone id=”46664″]