Almada Negreiros : un fonctionnaire colonial, journaliste et acteur majeur des relations franco-portugaisesAntónio Marrucho·Comunidade·19 Novembro, 2025 Né le 13 août 1868 à Aljustrel, dans la région de l’Alentejo, au Portugal, et mort le 12 juin 1939 à Paris, António Lobo de Almada Negreiros fut l’une des figures les plus singulières de la vie intellectuelle et politique portugaise du tournant du XXᵉ siècle. Journaliste, écrivain, essayiste, fonctionnaire colonial, franc-maçon, diplomate et acteur essentiel des relations entre la France et le Portugal, il incarne une époque de mutations profondes, marquée par le colonialisme, la République portugaise, les tensions internationales et la I Guerre mondiale. Nous nous sommes inspirés de dizaines d’articles écrits par António Lobo Almada Negreiros ou qui parlent de lui dans la presse de l’époque. Ce qui est décrit ci-dessous démontre à la fois la complexité du personnage, sa pensée humaniste, ses luttes, engagements, un homme qui se projette dans l’avenir, un défenseur et promoteur acharné de son pays : le Portugal. . Un administrateur colonial engagé : São Tomé-et-Principe au cœur d’une carrière Almada Negreiros vécut plusieurs années à São Tomé-et-Principe, où il occupa la fonction d’administrateur du Conseil et se passionna pour les questions coloniales. Ses écrits, ses rapports et ses conférences témoignent d’une connaissance fine des réalités africaines et d’une volonté réformatrice, rare pour l’époque. Dans une conférence rapportée par le journal Le XIXᵉ siècle du 3 janvier 1901, il déclarait : «Le jour où nous aurons réussi à retirer d’Afrique le soldat, nous aurons fait faire un grand pas à la civilisation. […] C’est dire que le régime de la force doit prendre fin». Ses positions, tout en restant inscrites dans l’idéologie coloniale de son temps, expriment déjà une critique explicite de la militarisation de l’Empire et une défense d’une colonisation «par le travail», notion alors au centre des débats européens. . Vie privée et héritage Avec sa première épouse, Elvira Freire Sobral, ils auront deux garçons et une fille. Père de José Sobral de Almada Negreiros, l’un des plus grands artistes modernistes portugais, il naîtra à São Tomé-et-Príncipe, où son père exerce des fonctions administratives. José Sobral de Almada Negreiros deviendra l’un des géants du modernisme portugais, vivant entre Lisboa et Paris. Un «touche-à-tout» : illustrateur, peintre, écrivain et conférencier reconnu. Veuf, Almada Negreiros s’installa définitivement à Paris juste à la fin du XIXème siècle, il confia l’éducation de ses fils António et José aux Jésuites du collège de Campolide. Il partagea dès lors sa vie entre journalisme, conférences, écriture, fonctions consulaires et engagements culturels. . Un acteur clé de l’Exposition universelle de Paris de 1900 Installé à Paris – 40 rue Rochechouart, dans le 9ème arrondissement, Almada Negreiros participe activement à l’organisation du pavillon des colonies portugaises à l’Exposition universelle de 1900. Le journal Le Matin, dans son édition du 19 juin 1900, décrivit l’édifice inauguré la veille comme une construction carrée surmontée d’une coupole où flottait le drapeau portugais, ornée de peintures rappelant les caravelles de Vasco de Gama, Bartolomeu Dias et Pedro Álvares Cabral. L’exposition conçue sous la direction d’Almada Negreiros fut qualifiée d’«amoncellement de tous les produits de ces colonies dont le Portugal est si fier». Il sera par ailleurs membre du jury chargé d’évaluer les produits agricoles d’origine végétale. Journaliste, correspondant du journal “O Século” Pendant la Grande Guerre, Almada Negreiros devint l’un des correspondants les plus actifs du journal lisboète «O Século», couvrant notamment le front occidental, les secteurs tenus par le Corps Expéditionnaire Portugais (CEP) en Flandres et la visite historique du Président portugais Bernardino Machado en octobre 1917, première visite d’un Chef d’État portugais à l’étranger. Il donna à la presse française de nombreuses analyses, souvent reprises dans «La Gironde», «L’Action Française» ou d’autres quotidiens. Ainsi, après la Bataille de La Lys en 1918, il déclara : «L’effort des Portugais doit être apprécié à sa juste valeur. […] Le Portugal ne reculera devant aucun sacrifice pour garder honorablement sa place aux côtés des soldats du droit». . Premier témoin de la participation brésilienne dans la I Guerre mondiale Chose peu connue est évoquée par Almada Negreiros dans le journal du Cher du 19 janvier 1918, d’après son article paru dans le «O Século» : la participation brésilienne à la I Guerre mondiale. Il écrivait : «Les premiers dans la presse, nous avons préconisé l’idée de l’envoi immédiat de troupes brésiliennes en France. C’est fait. Dans quelques mois les soldats de la République sud-américaine combattront sur le sol français, à côté de leurs frères et amis portugais…» À la suite de la Bataille de La Lys, Almada Negreiros, insiste et fait la déclaration suivante, transcrite dans le journal La Gironde du 6 juin 1918 : «L’effort des portugais doit être apprécié à sa juste valeur… ils ont résisté à la poussée formidable de l’ennemi. Je viens de voir cette armée qui se réorganise en combattant. De nouveaux éléments lui parviendront bientôt du Portugal et du Brésil… Le Portugal, il ne faut jamais le dire, ne reculera devant aucun sacrifice pour garder honorablement sa place aux côtés des soldats du droit». Le Brésil n’a finalement participé que d’une façon assez restreinte à la Grande Guerre, notamment à la Bataille de l’Atlantique, déployant plusieurs navires au sein de la «Division navale des opérations de guerre» début 1918, mais quelques centaines de latino-américains se sont engagés à titre individuel dans l’Armée française : 15 brésiliens ont été tués dans ses rangs. . Un bâtisseur d’institutions : initiateur de la Chambre de commerce franco-portugaise Nous apprenons grâce à article de G. de Vornay dans le journal «Le XIX siècle» du rôle d’Almada Negreiros dans la création de la Chambre de Commerce Franco-Portugaise : «Ce n’est pas d’aujourd’hui qui date le rapprochement entre la France et le Portugal. Ne dit-on que notre pays est ‘la patrie de l’esprit portugais’ ? Mais cette Communauté de vues et de sentiments est restée sans effet… dans une douce torpeur… M. de Almada Negreiros a songé qu’il était temps de passer aux actes, et il a organisé une Chambre de Commerce Franco-Portugaise… un Traité de commerce s’impose donc le plus rapidement possible entre les deux nations». Almada Negreiros fut donc l’âme de la création de la Chambre de Commerce Franco-Portugaise, convaincu de la nécessité d’une coopération économique solide entre les deux nations. Le 8 juillet 1917 le journal «L’Événement» informe que «le quatrième déjeuner-réunion de la Chambre de Commerce Franco-Portugaise a eu lieu sous la présidence de M. Yves Guyot, ancien Ministre… le Secrétaire général du Comité, M. de Almada Negreiros a pris des décisions intéressantes au sujet de l’échange de produits entre les deux pays et les moyens pratiques de les transporter…» . Associations savantes et rôle culturel Il fut membre ou animateur de nombreuses institutions : la Société de Géographie de Paris (membre depuis 1897). Il participe et donne plusieurs conférences ; la Société des Études Portugaises, fondée en 1901, où il fut tour à tour Secrétaire général puis vice-Président ; la Société des rédacteurs parisiens des quotidiens étrangers (Comité à partir de 1924) et l’Association des Journalistes Étrangers en France (membre, puis vice-Président en 1931). En 1926, sa seconde épouse, également comme la première de famille aristocrate, Maria Teresa de Noronha, fonde la Société d’Études Franco-Portugaise, avec comme siège le domicile familial, 64 avenue de La Motte-Picquet. Le but de cette société était de contribuer au développement des deux langues : le français et le portugais. . Franc-maçonnerie et archives de Moscou Almada Negreiros fut membre de la loge Thélème du Grand Orient de France. Pendant le régime de Vichy, son nom fut publié dans le Journal officiel du 6 février 1943 : il y figure comme Grand Expert en 1928. Les archives dites de Moscou, saisies par les Allemands lors de la II Guerre mondiale puis transférées en URSS, ont été rapatriés en France il y a peu d’années. Le dossier personnel d’Almada Negreiros a la cote 19940432/121, dossier 11647 aux Archives Nationales, et couvre les années 1915 à 1935. . Diplomatie parallèle : un interprète politique et un relais de la République portugaise Dès la proclamation de la République en 1910, le Gouvernement portugais s’appuya fréquemment sur Almada Negreiros en France. Sa résidence à Paris et son rôle diplomatique montrent qu’il jouait un rôle d’interface entre le Portugal et la scène internationale, surtout dans le contexte colonial et de promotion de la République portugaise. C’est lui, par exemple, qui sert d’interprète lors de la présentation à la presse parisienne du premier Ambassadeur de la jeune République, João Chagas, en 1911 (Le Petit Caporal, 25 avril 1911). Le Rappel, du 20 février 1911, rapporte qu’il transmit à la presse française les déclarations du Ministre Bernardino Machado sur la signature du premier accord commercial entre la France et le Portugal. Il fut ensuite vice-Consul du Portugal à Versailles, exequatur du 14 septembre 1913, et à Melun, nomination du 2 février 1926. . Controverses historiques : Christophe Colomb et l’abbé Faria En 1925, Almada Negreiros créa une polémique remarquée en avançant, documents à l’appui, que le village de Colos, dans l’Alentejo, pouvait revendiquer la naissance de Christophe Colomb. L’année suivante, dans L’Œuvre (17 avril 1926), il affirma que l’abbé Faria, personnage clé du Comte de Monte-Cristo, avait réellement existé et avait bien été emprisonné au château d’If, citant même un ouvrage du futur prix Nobel portugais Egas Moniz consacré à cet homme. C’est vrai que l’Abbé Faria existe – LusoJornal a déjà publié son histoire, mais il n’a jamais été prisonnier au Château d’If. . Engagements internationaux : droits de l’Homme et Europe Les 26 et 27 juin 1926, représentant la Ligue Portugaise des Droits de l’Homme, Almada Negreiros participe au 3ᵉ Congrès des Ligues des Droits de l’Homme à Bruxelles. Il y évoqua la lutte contre la criminalité, l’opposition aux corridas, la croissance de la Ligue au Portugal et surtout les premières réflexions sur une Europe unifiée, avec la création des États Unis d’Europe, un thème visionnaire pour l’époque. Il y est débattu aussi les thèmes de la politique monétaire européen et de l’union douanière Chose étonnante pour l’époque Almada Negreiros, après avoir annoncé au Congrès que la Ligue Portugaise se développe heureusement et qu’elle compte à l’époque plusieurs centaines de membres, signale les succès qu’elle a obtenus dans ses diverses interventions, donnant l’exemple d’avoir notamment combattu l’hégémonie civile et fait une active propagande contre la criminalité et certaines manifestations brutales comme les courses de taureaux. Almada Negreiros, conclu, lors de la 4ème séance du dit Congrès, l’après- midi du 27 juin : «Les Européens organiseront en commun la mise en valeur de leurs colonies et la protection des indigènes, sous le contrôle de la Société des Nations». En forme de conclusion, nous dirons qu’António Sobral Almada Negreiros fut une figure complexe, à la croisée du colonialisme, du journalisme, de la diplomatie et de la culture, il fut l’un des médiateurs les plus actifs entre la France et le Portugal au début du XXᵉ siècle. Son œuvre politique, sa production écrite, ses engagements internationaux et son rôle dans la diffusion de la culture portugaise en France font de lui un acteur essentiel, aujourd’hui encore trop peu étudié de l’histoire culturelle et diplomatique lusophone. Il laisse également, à travers son fils José, une empreinte durable dans l’art et la pensée moderniste du Portugal.