«Estórias de um padre desajustado» : un prêtre face aux zones d’ombre de l’émigration portugaiseAntónio Marrucho·Cultura·25 Novembro, 2025 Dans «Estórias de um padre desajustado» de Manuel Miranda (Edições Vieira da Silva) on peut lire «Cet homme qui parlait avec un air de supériorité, sûr de lui, débordant d’importance, au sein de ce groupe de personnes discrètes, humbles et silencieuses, c’était M. Oliveira. Petit et trapu, avec un ventre proéminent, un visage rose et soigné, et de grandes mains lourdes, il portait des vêtements sur mesure, taillés dans un tissu de qualité ; tout en lui respirait la supériorité et l’assurance». Ainsi s’ouvre le chapitre «No bidonville de Champigny» du livre «Estórias de um padre desajustado» (Histoires d’un prêtre inadapté) de Manuel Miranda. . Un regard entre fiction et mémoire collective Entre récit littéraire et témoignage, Manuel Miranda revisite la réalité souvent méconnue des immigrés portugais arrivés en France dans les années 1960 et 1970. Loin des anecdotes folkloriques, comme celle du Portugais qui, découvrant un billet par terre à la gare d’Austerlitz, refuse de le ramasser parce que son travail ne commence que le lendemain, plutôt plus proches de la réalité ce que nous même, avons vécu dans les années 1960 : les «taxistas» portugais, qui, à l’arrivée des trains, recrutaient les nouveaux arrivants lusitaniens pour les transporter de la gare d’Austerlitz à la gare du Nord : aide bienveillante ou exploitation de compatriotes démunis ? La frontière est parfois mince…avec le temps et l’expérience nous nous sommes rendu compte que le trajet était bien plus court en distance, en temps. Avoir des francs pour payer était aussi bien moins aléatoire que le change des «taxistas». L’auteur s’attache aux histoires vécues, parfois dures, parfois tues. . Le prêtre inadapté face à un monde en mutation Au fil des chapitres, le lecteur suit le père Serafim, «prêtre inadapté» pris dans les tensions de son époque. Son comportement déroutant est le résultat d’un double conflit : celui entre les traditions rurales du Portugal de Salazar et celui du vent de modernisation insufflé par le concile Vatican II. Les récits nous plongent dans les années 1960 et 1970 : un Portugal rural, pauvre, imprégné de superstitions, où l’émigration vide les villages de leurs hommes en âge de travailler. Et, de l’autre côté de la frontière, une France où ces mêmes hommes tentent de survivre dans les bidonvilles de Champigny et d’ailleurs. . Une première expérience française marquante Le père Serafim découvre la France lors d’un voyage organisé pour remplacer un prêtre français durant ses congés. Ce voyage, à bord du mythique Sud-Express, marque profondément le jeune prêtre. Il y observe de près la dure réalité de l’émigration clandestine : wagons surpeuplés, enfants épuisés, odeurs de sueur et d’urine, voyageurs entassés «comme dans des boîtes de conserve». Aux frontières, les familles portugaises affrontent la rigueur des douaniers et la surveillance de la PIDE. . La figure du passeur : entre nécessité et silence Encore aujourd’hui, les témoignages des anciens passeurs restent rares. Souvent décriés, parfois accusés d’exploiter la misère, ils n’en ont pas moins été un maillon indispensable : «Un passage coûtait des mois, voire des années de travail». Le système de la photographie, destinée à prouver l’arrivée à destination, révèle l’ampleur de la clandestinité et de la méfiance. La moitié de la photo reste chez l’épouse au village, la deuxième lui étant donnée par le passeur qui la récupère du mari clandestin conduit à bon port par le passeur. . Champigny : un monde à part, aux portes de Paris Dans le bidonville, les cabanes s’empilent, les boîtes aux lettres de fortunes s’accrochent aux vestiges de murs effondrés. La population y est majoritairement masculine, composée d’hommes arrivés clandestinement, valise au dos, guidés par les contrebandiers à travers les montagnes. C’est là que le père Serafim rencontre l’inquiétant M. Oliveira, personnage clé du récit. . M. Oliveira, le «Chico esperto» des lieux Arrivé en France depuis la I Guerre mondiale, M. Oliveira a bâti autour de lui un véritable empire informel. Il possède plusieurs cabanes dans le bidonville qu’il présente comme «presque gratuites» et comme des œuvres de charité. Toujours prompt à mettre en avant sa femme française, ses commerces, son influence, il aime se montrer «altruiste», «généreux», «ami de ses amis». Mais dans les faits, il contrôle les informations, intimide ses compatriotes, empêche les contacts extérieurs, surtout avec la presse. Car la presse dérange. «Mais venez-vous vraiment ici pour voir un ami, ou venez-vous chercher des choses à envoyer aux journaux ?» répète-t-il au père Serafim, tandis qu’il agite son marteau à hauteur de sa tête. M. Oliveira sait que Champigny attire l’attention : ses conditions de vie, les accusations d’exploitation, la prostitution organisée. L’auteur évoque notamment la légende de cette femme arrivée de clandestinité, qui transforma une cabane en maison close florissante après la fermeture des bordels au Portugal. . Un pouvoir tentaculaire Oliveira sait se rendre indispensable, puis disparaître au moindre risque. Après les tempêtes, il revient, demande un nouveau poste, exige une reconnaissance officielle, jusqu’à solliciter le titre de «membre honoraire» d’une association dont il a pourtant sapé l’équilibre. Ses clients, amusés, disent : «Il attend !… Il attend depuis des années !…» . L’auteur : une voix issue du peuple Manuel Miranda, né en 1941, est fils d’un couple d’agriculteurs de subsistance du nord du Portugal. Cinquième d’une fratrie de neuf, il quitte la maison après la quatrième année d’école primaire. Il connaît la pauvreté, l’absence de déchets, parce que tout était utilisé, et les outils rudimentaires. Son regard sur l’émigration est celui d’un témoin lucide, marqué par l’exode rural et la précarité. . Pourquoi ce livre importe À l’heure où les travaux universitaires sur l’immigration portugaise se multiplient, souvent menés par des lusodescendants de troisième génération, l’œuvre de Manuel Miranda offre une voix précieuse : celle d’un homme qui a connu, vécu ou observé de près ces réalités. Elle rappelle que derrière l’histoire collective, il existe des récits personnels parfois lourds, parfois gênants, mais nécessaires. «Estórias de um padre desajustado» est une histoire entre fiction et réalité : c’est un travail de mémoire, un hommage aux oubliés, une dénonciation des abus. Entre autres, un regard profondément humain sur un chapitre essentiel de l’histoire portugaise en France.