LusoJornal / Dominique Stoenesco

La poésie de Rogério do Carmo ou les tribulations d’un “ange blond, de noir vêtu”

Le dimanche 5 avril, la voix du poète portugais Rogério do Carmo s’est éteinte. Rogério do Carmo était arrivé en France en 1967. Au printemps 2010 nous l’avions rencontré à Meudon-la-Forêt, où il résidait, pour un article sur son recueil de poèmes «Vagas» – comme vague, le flot, la houle. Mais aussi l’indéfini, l’insignifiant, l’obscur, ou encore le spleen. «Vagas» (édition de l’auteur, Mafra, 2008) paraît presque vingt-ans après son premier recueil intitulé «Sombras», pour lequel il avait obtenu le 2ème Prix international de poésie Florbela Espanca. En 2014, son dernier livre, «Puzzle», une autobiographie de plus de sept-cents pages, était présentée au Consulat Général du Portugal à Paris.

Rogério do Carmo, est né l’année où mourut son «ami» Fernando Pessoa, 1935, comme il le rappelle dans un très long poème intitulé «Amigo», où il évoque sur un ton ironique le transfert de la dépouille du grand poète, en 1988, du paisible cimetière de Prazeres, à Lisboa, vers le célèbre Monastère des Jerónimos. Autre élément anecdotique de la biographie de Rogério do Carmo, il est né tout près du Couvent de Mafra, auquel José Saramago consacra son roman épique et foisonnant, «Le Dieu manchot» («Memorial do Convento»).

La poésie de Rogério do Carmo est dominée par cette interrogation: «Mais qui suis-je?», qui s’accompagne d’un fort sentiment de solitude de l’être face au néant, comme dans une des épigraphes de «Vagas»: «Mergulho dentro de mim mesmo em busca de mim próprio e não encontro ninguém…» («Je plonge au fond de mon être à la recherche de moi-même et je n’y trouve personne»). À cette peur intérieure, s’ajoutent une hantise permanente du temps qui passe et une attirance irrésistible pour l’ailleurs.

Mais qui était Rogério do Carmo? La réponse, au strict sens biographique, est multiple. À 10 ans il quitte l’école pour aller travailler et à 12 ans il écrit son premier quatrain qui contient déjà, de manière étonnante, la substance de sa poésie: «Não preciso que me compreendam / Ao mundo não direi quem sou! / Cortarei as cordas que me prendam / E ninguém saberá para onde vou». («Je n’ai point besoin qu’on me comprenne / Au monde je ne dirai pas qui je suis! / Je couperai les cordes qui me lient / Et personne ne saura vers où j’irai»).

À cette même époque il est employé au Café Estrela, en face de la bibliothèque municipale de Mafra. Alors, toutes les après-midi, au moment où il y avait moins de clients, il profitait pour aller à la bibliothèque, lire et dessiner les portraits des acteurs et des actrices de Hollywood qu’il pouvait voir en ce temps au cinéma de Mafra. Il réalisera le portrait du roi Jean V, qui restera 40 ans exposé à la bibliothèque municipale de Mafra et qui se trouve aujourd’hui au Musée Régional. À 13 ans il vit son premier grand amour avec une femme de 33 ans, Silvina, à qui, après leur douloureuse séparation, il dédiera le poème «Poesia» qui figure en première place dans le présent recueil. À 20 ans il part vivre à Lisboa ses “premières folies”. Il trouve un emploi dans un grand hôtel de la capitale, collabore à une revue de tourisme, publie quelques-uns de ses poèmes dans le Diário de Lisboa, a un rôle dans un film portugais, participe à des émissions de variété à la télévision et travaille aussi à l’aéroport.

À 25 ans, sa vie prend un tournant important quand il décide d’aller s’installer dans un kibboutz, en Israël. Il fait une formation en hôtellerie et travaille dans plusieurs hôtels, du nord au sud du pays. À Jérusalem il accomplie un geste symbolique fort en plantant un arbre dans la forêt du Mémorial à la Shoa. À Zfat il ouvre un bar et s’initie à la peinture à l’huile avec la complicité d’un jeune peintre marocain. En 1965 il a affaire à la justice de ce pays pour séjour illégal. Puis, il repart, à 31 ans, cette fois-ci pour un voyage à travers l’Europe qui finit à Londres où il rencontrera un autre grand amour de sa vie qui l’a accompagné jusqu’à son dernier soupir, le 5 avril dernier.

Après Londres, le voilà à Paris, travaillant dans un prestigieux hôtel des Champs-Élysées. La quarantaine passée, il retourne en Israël, à Tel-Aviv. Au total, il aura vécu dix ans dans ce pays où, nous dit-il, «j’ai découvert le véritable Je, que j’ai assumé». Repéré par un réalisateur de cinéma français, il revient à Paris, en 1976. En 1987, après un passage par Radio Club Portugais, en banlieue parisienne, il fait partie du groupe fondateur de Radio Alfa, à Paris, et en 1990 il reçoit la Médaille de bronze des Arts et des Lettres.

Ainsi, fait de départs et d’arrivées, d’aventures et de mésaventures, le parcours de Rogério do Carmo est chaotique. De nombreux poèmes, aux titres très révélateurs, évoquent ses pérégrinations, avec leur cortège de bonnes et de mauvaises expériences: «A caminhada», «Evasão», «Orient Express», «Varsóvia», «Negev», «Mar e Mundo» ou «Abalada».

À côté de ces poèmes, il y a aussi l’homme révolté, anticonformiste, qui dénonce le mépris et l’injustice, comme dans «Conversa amena». Une révolte née de ce qu’il a souffert dans sa chair. Cependant, face aux épreuves et à l’adversité, le poète rebondit en tentant de donner à l’existence humaine un sens poétique. La poésie comme unique manière d’être lucide dans un monde de contradictions et turbulent, telle pourrait être sa posture, même si, dans un de ses plus beaux poèmes, «A poesia anda lá fora» (La poésie est dans la rue), il nous dit: «Não busques poesia nas minhas mãos doidas frias brancas e nuas / Porque a poesia a verdadeira poesia anda à solta perdida pelas ruas!». Ce bref aperçu de la poésie de Rogério do Carmo serait incomplet si on ne soulignait pas également la sensualité et l’érotisme, souvent présents dans ses poèmes.

Dans les années 80, à la fin de son périple, le poète est envahi de doutes, il a le sentiment d’être un personnage sans passé et sans avenir et en fait ce constat amer dans le poème «A caminhada»: «Assim se esvai o meu tempo / À espera de um anjo tão loiro / Todo de negro vestido / Para me levar de onde venho / Onde nada existe» («Ainsi s’enfuit mon temps / En attendant qu’un ange blond / Tout de noir vêtu / M’emmène vers mes origines / Là-bas où rien n’existe»). Il décide alors de faire un retour aux sources de quelques années, à Mafra, sa terre natale. Un retour aux racines qui ne nous empêche pas de dire que Rogério do Carmo était avant tout un poète citoyen du monde.

 

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