Canta para nós! Linda, canta!

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Linda de Suza est morte. L’annonce résonne en France au-delà des maisons lusophones et même jusqu’au Portugal.

Les hommages pleuvent comme les émotions, d’une génération à l’autre. Par milliers, d’illustres inconnus publient des messages dignes de sa vie de femme et d’artiste: belle et difficile, malmenée par bien du «azar (1)» dignes également de l’image exaucée qu’elle laisse des Portugais de France.

Ainsi, même les plus hauts représentants de l’État portugais et français, en les personnes des Présidents de la République, rappellent par voie de communiqués respectifs l’importance de cette vie singulière qui aura rendu dignité et fierté «aux mains à louer» arrivées massivement et clandestinement en gare d’Austerlitz, pour la plupart et, sans même une valise en carton.

Son succès aura duré un temps, celui d’une grande décennie et demi, une belle voix qui aura trouvé un public aimant portugais et français, qui aura chanté des mélodies restées au fond des cœurs, loin encore des réseaux sociaux et des reels mais que les timings impitoyables du show business auront broyée.

Soudain, nous voilà de retour à la veille des années 80. Remarquée à Saint-Ouen lorsqu’elle fredonnait joyeusement dans le restaurant où elle servait, sa beauté et sa voix sont portées à chanter sur un plateau télé, celui de Michel Drucker. Les familles, comme la mienne, à peine équipées d’un téléviseur la découvrent alors dans les émissions populaires du dimanche. La fierté est grande! Je suis à l’école primaire et quand je la regarde et que je l’écoute chanter, je suis émue parce qu’elle ressemble à maman. Au fond, elle est portugaise comme maman!

Ni le Club Dorothée, ni Casimir, ni Olive et Tom, ni Inspecteur Gadget, ni les autres dessins animés qui nous divertissaient les mercredis ne rivalisaient avec Linda de Suza. Sa voix et ses chansons nous rendaient à nous-mêmes, à cette fierté fragile d’être restés portugais pour celles et ceux qui avaient quitté le Portugal dans la clandestinité, pour les autres, leurs enfants dont je suis, nés portugais en France aussi. Des immigrés, des étrangers, parmi tant d’autres, loin, loin encore du Traité de Maastricht et du droit de devenir, enfin, «européen». Mais quelle fierté!

Les 30 Glorieuses françaises auront laissé des milliers de vies trop longtemps dans les bidonvilles de Champigny et d’ailleurs, en France. Ma génération y a d’ailleurs grandit, en caressant timidement le rêve français. Alors que nos pères coulaient et coffraient le ciment des pignons des immeubles neufs, le temps fut long pour s’extraire de la boue de bidonvilles, des vieux centres-villes sombres où les logements aux bas loyers qui nous ramenaient, sans cesse, à notre modeste condition autant qu’au combat de l’intégration parce que c’est un combat. Il a fallu le temps d’une vie entière, au labeur, pour acquérir sa propre maison neuve et nous pousser intelligemment vers des métiers moins cruels, vers ce rêve français où il est possible d’accomplir sa vocation: dans le sport, dans le négoce, dans les arts, en politique, etc. Une façon implacable de contester le mépris de classe latent qui n’a pas jamais disparu ni de France ni de Navarre.

Mes yeux de petites filles étaient honnêtes, maman ressemblait à Linda de Suza, exceptés les yeux vert-gris. Mais pourquoi maman n’échapperait-elle pas au ménage à l’aube, tous les jours de sa vie, car sa voix était belle aussi, avec le même accent de Linda Suza? Avons-nous chacun.e les mêmes chances? La question reste posée. Si les préjugés persistent, sur les accents et les moustaches, si après le succès populaire immense qu’elle a connu, si après la reconnaissance et l’amour de la multitude, elle sera tombée dans la précarité et la solitude, l’interprète qu’elle a été pour nous et tant d’autres, sans lien d’héritage au Portugal d’ailleurs, comme en témoignent d’autres enfants de l’immigration de France ces dernières heures, son histoire nous délivre un message important: nous n’étions pas condamnés aux ménages et au ciment.

D’où l’évocation d’une fierté fragile pourtant, profonde mais humble, issue de la conscience de classe, de ses obstacles réels, multipliés par des discours très fallacieusement obtus, les mêmes qui circulent aujourd’hui et qui laissent encore tristement traîner un sentiment d’infériorité parmi nous «ce n’est pas pour nous… vraiment»?

Ses chansons auront permis de vouloir dépasser notre condition sociale et les déterminismes y afférents, dans les années 80 et par-après, de vaincre nos doutes sur le chemin de l’émancipation et de rendre fiers et le Portugal et la France de ce que nous avons été et de ce que nous sommes: des citoyens engagés, patriotes aux multiples appartenances!

– Tu veux être élue? me demanda mon père lors de la dernière campagne électorale? Adresse-toi à ta génération et à la suivante, va la trouver, là où elle se trouve. Vous êtes vivants, nous, nous allons bientôt mourir.

Si je ne veux pas compter celles et ceux qui meurent, désormais si nombreux malheureusement parmi cette première génération qui nous a rendus fiers de notre histoire, ces héros inconnus aux mains d’or ou à la voix d’or, comme celle de Linda de Suza, je veux leur dire néanmoins, ici, notre gratitude et notre amour pour ce qu’ils nous ont donné: le droit de nous accomplir, étant portugais et bien plus.

Enfin, comme pour «sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais (2)» sei que foste embora deste mundo Linda e sentimos pena, tanta pena… mas canta para nós! Linda, canta!

 

(1) La malchance, le malheur en portugais

(2) Annie Ernaux, Prix Nobel de Littérature

 

Nathalie de Oliveira

Députée au Parlement Portugais

 

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LusoJornal