Comment Anne da Rocha Carneiro, responsable de la Commission diocésaine d’art sacré de Lille, vit son confinement

Après avoir travaillé plusieurs années au Centre National de Pastorale Liturgique (CNPL), à Paris, Anne da Rocha Carneiro est responsable de la Commission diocésaine d’art sacré de Lille depuis 1999. Auteure d’articles sur l’art sacré contemporain, elle a dirigé le Centre d’art sacré de Lille de 2003 à 2013.

 

Comment passez-vous cette période de confinement?

Comme beaucoup de Français, je suis à la maison en télétravail depuis quelque temps. J’exerce à distance ma responsabilité au sein de la Commission diocésaine d’art sacré. Puisque l’activité est en baisse, différente du quotidien normal, les journées sont organisées différemment. La partie de la journée qui devrait rentrer dans les horaires de travail et qui est consacrée à des activités personnelles, est compensée par des congés payés. J’ai expérimenté les visioconférences – c’est une autre manière de travailler… Les réunions sont tout aussi intéressantes, mais rien ne vaut le lien humain qui nous est cher. Les mails sont devenus plus rares qu’à l’habitude. Mais malgré l’arrêt des travaux, certains dossiers de rénovation d’église demandent un suivi quotidien. Le téléphone a pris plus d’importance dans nos journées de confinés – entendre la voix des collègues, des amis et des proches fait du bien.

Au début, tout se mélangeait allègrement, le temps du travail, celui des tâches domestiques, des courses, des appels aux proches…Afin de ne pas me noyer dans ce maelström d’activités professionnelles et domestiques, j’ai essayé de “ritualiser” mes journées afin de conserver un rythme sain.

Nous habitons à 15 km de Lille, à Croix, à côté de Roubaix. Notre maison est typique de l’habitat en brique dit d’alignement (1910-1930). À l’arrière de celle-ci, on trouve un petit jardin (44 m2). J’y ai planté des vignes qui courent le long des grillages et nous offrent de quoi récolter une belle vendange à l’automne. Un pêcher, quelques arbustes fleuris, un potager de plantes aromatiques et mellifères, des fleurs y poussent en abondance et sans engrais chimiques. Notre seul engrais est le compost fabriqué tout au long de l’année. Bref, ce jardin au cœur de nos villes bétonnées est un petit éden. J’ai la joie d’y entendre et d’y voir des oiseaux que je n’avais jamais vus jusqu’alors. Tous les jours aux mêmes heures, j’entends les coqs des voisins qui se répondent et nous offrent un concert singulier. Plus de klaxons, plus de bruits de voitures… le chant des oiseaux uniquement. Je mesure la chance que nous avons d’avoir, aussi petit soit-il, un coin de paradis. Les clôtures ajourées nous permettent de communiquer avec nos voisins. Nous avons pu, par exemple, souhaiter les anniversaires de mon mari François et de notre fils Joseph, avec les voisins, chacun dans son jardin respectif. Un moment étrange de communion où nous avons chanté et dansé tous ensemble. Une parenthèse joyeuse dans ces moments troubles, nous faisant presque oublier pour un temps la gravité de la pandémie que nous vivons.

Tous les jours, je m’impose un programme qui rythme la journée. Je me lève tôt et prends le temps de déjeuner calmement. Puis après m’être lavée, je m’installe dans mon bureau pour travailler. A 10 heures je me branche sur la chaîne KTO qui diffuse la messe de 10h à 10h30 à Lourdes. Les chapelains y célèbrent simplement dans la grotte de Massabielle devant des bancs vides. Nous sommes passés cet été en famille à Lourdes, l’ambiance y était évidemment très différente: de nombreux pèlerins du monde entier circulaient dans le sanctuaire, une vraie fourmilière. Voir aujourd’hui la grotte désertée m’émeut chaque jour. Toutefois, ce rendez-vous avec le Seigneur me donne espoir et confiance, même si les doutes et les angoisses m’assaillent quelquefois. Je confie au Christ tous ceux qui me sont chers et prie aussi pour l’humanité entière, pour tous ceux qui souffrent. A 10h30, je me branche sur France 3 qui propose une émission Restez en forme avec une demi-heure de sport. Rester chez soi, oui, mais y rester en forme!

Je retourne ensuite au travail. Puis j’aime consacrer du temps à la préparation des repas: trouver des recettes simples et bonnes, veiller à ne rien gâcher (nous faisons les courses une ou deux fois par semaine).

L’après-midi, je m’impose deux à trois heures de lecture d’ouvrages d’histoire de l’art (Crucifixion de François Bœspflug; Architecture et art sacré de 1945 à nos jours de Christine Blanchet et Pierre Verot, etc.). Je considère ce temps comme une formation permanente utile à mon travail. Le jardin se transforme alors en salon de lecture en plein air. Parfois je termine mes lectures par un extrait de l’évangile ou un psaume. Cela me rapproche du Christ, et par lui, de tous ceux qui souffrent.

En milieu d’après-midi, je retourne consulter ma boîte mail. Vers 18h00, j’appelle mes parents qui sont âgés et fragiles. Nous passons du temps ensemble. Nous parlons de tout, de rien. Ils habitent loin, et j’espère toujours pouvoir les entendre chaque soir. Notre fille Claire, étudiante à Montréal nous appelle sur Whatsapp, nous pouvons voir son visage, c’est très important pour nous.

Le soir, avec mon mari et mon fils nous nous retrouvons pour partager le repas et discuter plus longuement de l’actualité. François est professeur d’Histoire Géographie en lycée, et Joseph est en Terminale S. Leurs avis comptent beaucoup pour moi. Nous essayons de confronter nos perceptions de la réalité, nos émotions. Enfin, nous choisissons toujours de regarder un film en famille, tous les trois. Dernièrement, nous avons eu beaucoup de joie à voir le film de Ladj Ly, Les Misérables.

 

La situation vous préoccupe-t-elle?

Bien sûr. Je pense continuellement à ma famille, mes amis, mes proches… J’ai l’impression parfois qu’il sera difficile de trouver une issue sans que le monde ne soit encore plus dur pour les catégories sociales les plus défavorisées. Je pense aux S.D.F. que je croisais tous les matins en allant au travail à Lille. Qu’est devenu David avec son chien? Je l’ai vu juste avant le confinement, il était épuisé car il ne savait plus où dormir, et il avait une bronchite. Je l’ai aidé à payer une nuit d’hôtel. Je ne sais pas comment il va. Je pense aussi à Dominique, bien connu dans le quartier du Vieux Lille. Son visage, qui m’évoque l’apôtre Pierre, me manque aussi. Enfin je pense aux personnes handicapées avec qui nous avons créé un décor pour le mobilier liturgique de la messe de Pentecôte au Grand Palais en 2018. Elles sont si fragiles. Est-ce que le virus entrera dans leurs foyers? Je pense simplement aussi aux familles qui vivent le confinement dans un petit appartement, les uns sur les autres, et qui en viennent parfois à la violence, abandonnant le sens élémentaire des responsabilités. J’ai aussi à l’esprit ceux qui vivaient avec un salaire précaire et se retrouvent maintenant au chômage, avec un pouvoir d’achat encore réduit pour nourrir leur famille. Il y a encore les personnes âgées isolées, les étudiants sans revenus, les médecins et personnels soignants épuisés.

L’avenir me paraît bien incertain, car plus que la pandémie, la crise économique va aggraver les inégalités sociales. Et comme souvent, ce sont les plus pauvres qui en supporteront plus lourdement les conséquences.

Enfin, je ne sais pas quand les chercheurs trouveront un traitement et un vaccin. Combien de morts compterons-nous? Combien de familles brisées, d’orphelins? J’espère que les scientifiques qui travaillent d’arrache-pied pourront nous aider à combattre ce fléau au plus vite.

 

Quand la pandémie sera passée, qu’attendez-vous du “nouveau monde”?

Lorsque la pandémie sera loin derrière nous, j’espère que nous saurons en tirer quelques leçons de vie. En particulier, réapprendre à nous émerveiller simplement: le chant des oiseaux, la floraison des tulipes, la venue des abeilles dans le jardin, la présence du Seigneur dans nos vies.

Au lieu de chercher le bonheur là où il n’est pas: le consumérisme, la pollution, l’accumulation de biens matériels. Je sais que nous devrons consommer plus pour faire repartir l’économie. Mais à quel prix? Si c’est pour polluer encore davantage la planète, pour ne pas respecter l’être humain, les animaux, la vie?

Les élans de solidarité que nous avons vu naître dans le monde entier nous font espérer un monde meilleur. Pourquoi ne pas partager mieux les richesses? Multiplier les commerces équitables? Mutualiser les compétences? Redonner les terres qui sont confisquées par certains régimes? Habiter les villages français autrement? Retrouver une agriculture éco-responsable? Redonner du travail en relocalisant des usines en France?

Je rêve d’un monde moins libéral, moins hyper connecté; je rêve de plus de moyens pour les hôpitaux, de meilleurs salaires pour les “invisibles”.

Je rêve que nous retrouvions la patience, la retenue: nous ne maîtrisons pas tout sur cette terre. J’attends un monde plus humble, qui nous rappelle que nous ne sommes pas des dieux, des enfants gâtés qui peuvent aller en avion aujourd’hui à New-York, et à Hong-Kong le lendemain, etc.

J’attends un monde plus humble. Comme le rappelle Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Lille, citant le psaume 90 dans son dernier message sur le site internet du diocèse: «Seigneur, apprends-nous à bien compter nos jours: c’est une invitation à accepter l’incertitude dans la vie. Réapprenons à ne pas tout prévoir, à ne pas tout minuter, à gérer le temps autrement… le temps de l’événement qui nous montrera à la fois ses beautés et ses imprévus… un temps dans lequel nous pouvons chercher et découvrir la présence du Seigneur». Notre nouveau monde en aura grandement besoin.

 

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LusoJornal