Opinion: Mon 25 Avril

Le pré-25 Avril

Le 25 avril 1974, nous avions 16 ans, nous terminions nos études au collège Nossa Senhora de Fátima de Manteigas.

Mon père est arrivé en France, à Roncq (Nord), en septembre 1964, le reste de la famille est arrivé en août 1967. Mai 1968 nous laissera quelques souvenirs, quelques-uns qui ressemblent au moment actuel, avec les rayons vides des magasins, plus de sucre, riz, pâtes…

Comme la plupart des immigrés portugais de l’époque, la venue en France de nos parents, ne devait durer que quelques années, le temps de faire des économies pour l’achat d’une maison ou d’en construire une dans notre village d’Alcaria (Fundão), raison pour laquelle souhaitant que ma sœur et moi soyons éduqués dans la langue de Camões, nous avons été envoyés au pays, par nos parents, pour faire nos études.

L’aller-retour Portugal-France-Portugal m’a retardé dans les études, nous avons toutefois fait les deux dernières années d’école primaire en une seule au Collège Outeiro de São Miguel, à Guarda.

Un prêtre originaire de notre village natal était enseignant à Manteigas, c’est là que nous irons faire nos cinq années de collège.

Nous étions nombreux dans la même situation, parents en France et enfants dans cet établissement scolaire dirigé par le prêtre Tenrinha, que les jeunes appelaient Ordre, nom en rapport avec sa corpulence physique.

Nous allions au collège et logions dans l’internat de la ville, l’un comme l’autre dirigés par Tenrinha et avec comme enseignants, uniquement des prêtes, à l’exception du professeur de dessin, un invétéré du jeu d’argent – il a même mis en jeux son patrimoine immobilier, le professeur Rocha.

Tout y était bien organisé: à l’internat, les filles au 1er étage, les garçons au deuxième, on mangeait en silence, les garçons avec des tables à eux, les filles avaient les leurs. Au collège, dans les classes, les garçons devant et les filles derrière, le silence régnait. Chacun et chacune avait ce qu’on appelait un livre d’autographes qu’on faisait dédicacer. On avait aussi un cahier avec une vingtaine de questions qu’on se passait aussi… c’était notre smartphone, notre Facebook de l’époque.

Selon les réponses aux questions, dans le livre d’autographes ou dans le cahier, on essayait de deviner par qui on était appréciés, voir éventuellement «aimés»… eh oui, c’était comme cela dans le temps… il n’y avait pas les portables, internet et autres technologies!

A Manteigas, il y a eu des mauvais moments, mais aussi des bons, c’est ces derniers que maintenant, un demi-siècle après, nous viennent le plus souvent à la mémoire.

Nous nous souvenons du prêtre Tenrinha, professeur de mathématique, qui appelait la classe entière au tableau. Il posait des questions et si l’on ne répondait pas, on avait droit, à chaque mauvaise réponse, à un coup de règle dans la main ou un coup de bâton récupéré sur l’arbuste des coings… j’avais une «préférence» pour la règle, elle laissait dans le corps moins de traces.

Nous nous souvenons du seul moment de liberté que nous avions, c’était le samedi pendant une demi-heure. Un des plaisirs de l’époque était d’aller pendant 30 minutes dans un café de la rue appelée actuellement rua 1° de Maio, boire mon petit verre d’anis. Pendant cette demi-heure de liberté, on avait intérêt à se tenir à carreau, dans le cas contraire, l’information arrivait plus vite que nous à l’internat, et là, à l’entrée, on était attendus…

Quelques-uns d’entre nous profitaient de la nuit pour faire une virée en ville, s’échappant par la lucarne de la chambre dans laquelle nous logions à trois. Quelques collègues ont été expulsés par ce motif. La PIDE, police politique, était partout au Portugal.

L’amour pour l’histoire, pour la géographie, nous vient de ce temps-là, grâce au prêtre Pedro. Ses cours étaient toujours dans l’après-midi, un vrai régal, on ne faisait pas la sieste, on apprenait l’histoire grâce aux histoires qu’il nous racontait. C’était un homme d’église qui aimait le rouge en mangeant. Sa bonne humeur et le rouge aidant, c’était toujours un plaisir d’assister à ses cours. Il était également professeur d’anglais. J’étais nul de chez nul dans la langue de Shakespeare, toutefois comme j’étais à peu près bon dans les autres matières, Padre Pedro avait la bonté de me donner juste ce qu’il fallait pour ne pas redoubler: 10.

Des bons moments de partage, d’une certaine liberté, nous en avons eu grâce aux tournois de football en salle de Printemps et au scoutisme.

Celui-ci nous a permis de connaître la Serra da Estrela, Manteigas étant au centre de celle-ci, dans l’unique vallée glaciaire de la péninsule Ibérique. Mainteigas était le «conselho» le plus petit du Portugal, 3.400 habitants, avec seulement 3 paroisses (deux à Manteigas: Santa Maria, São Pedro et le village de Sameiro).

A Manteigas tout était en double, à l’exception du cimetière, qui était à Santa Maria. Il y avait deux groupes de scouts, deux harmonies musicales… La rivalité entre le Manteigas d’en haut et le Manteigas d’en bas s’est atténuée.

Que la nature était belle, les cerises et les châtaignes, on pouvait les cueillir en toute liberté. Manteigas avait, a, des lieux magnifiques: de nombreuses chapelles, au sens figuré (cédés et tavernes) comme en réalité, le Poço do Inferno, le vivier des truites, les eaux chaudes et médicinales des Caldas, la fontaine Paulo Luís Martins, avec son eau (Glaciar) considérée comme une des meilleures eaux au monde, le fleuve Zêzere et sa source, Covão da Ametade, Penhas da Saúde, Penhas Douradas… Que des souvenirs… Les gens de Manteigas sont des gens qui gardent des souvenirs et qui nous ont reconnu. Même 30, 40 ans après notre départ du collège, nous maintenons une correspondance.

Le 25 Avril et l’après

Le collège et l’internat étant dirigés par des hommes de l’église, quand Salazar parlait à la télévision, on était priés de l’écouter, de Caetano qui a suivi, et cela juste avant le 25 Avril, le clergé s’en méfiait déjà un peu.

La matinée du 25 Avril 1974 se passe dans la normalité. Dans notre marche de 500 mètres entre le collège et l’internat, à midi, on commence à se rendre compte que quelque chose se passait.

Après avoir mangé et avant de reprendre le chemin, pour les cours de l’après-midi, nous pouvions collectivement regarder des feuillons en noir et blanc dans la télé, tels que Fifi Brindacier, la Petite maison dans la prairie…. Ce jour-là, les informations furent plus longues avec une déclaration des Forças Armadas.

Fils de gens du peuple, sans convictions politiques et nous-mêmes n’ayant connu que l’école de Salazar, nous n’avions pas de conscience politique et les prêtres essayaient de nous inculquer la peur sur ce qui venait, sur ce qui était en train de se passer au Portugal, espérant que la contrée de Manteigas, puisse rester à l’écart de ce qui se passait dans les grandes villes du pays.

Un souvenir nous vient, toutefois, à la mémoire: Nous étions en juillet 1973, Marcelo Caetano visite, le 16, la ville de Londres, occasion pour les opposants au régime portugais de manifester contre celui-ci, contre la dictature, contre les dirigeant qui maintenaient le Portugal à l’écart du monde.

Afin de démontrer que le peuple portugais était avec son dictateur, les Juntas de Freguesia (communes) ont loué des autocars, pour transporter, gratuitement, des villageois pour aller grossir la foule qui attendait le retour de Marcelo Caetano au pays, au coin de l’Europe, à ce pays plutôt ouvert sur la mer que vers l’Europe qui se reconstruisait.

Nous avons fait partie de ce voyage, toutefois manifestation nous n’avons pas vu. Nous avons profité pour aller pour la première fois de notre jeunesse, visiter le jardin Zoologique de Lisboa… quel souvenir de l’éléphant qui sonnait la cloche dès que nous lui donnions une pièce de monnaie ou à manger!

Comme d’habitude, le 25 avril au soir, pas de changement: les filles d’un côté et les garçons de l’autre, dans deux salles différentes, nous faisions nos devoirs.

L’heure du couché sonne, moment choisit par quelques-uns d’entre nous, qui avions des petits transistors, d’écouter, sous les draps et les couvertures, les informations de ce qui se passait dans le nouveau Portugal, bien loin de Manteigas.

A l’approche de la fin de l’année scolaire, un voyage a été organisé par le collège. En 1974 ce fut à Coimbra, avec son Portugal dos Pequeninos et les ruines romaines de Conimbriga.

Sur la route du retour, notre autocar s’arrête à Santa Comba Dão, en face de la maison du dictateur Salazar, et là, on nous demande de prier pour son âme.

L’année suivante, le Movimento das Forças Armadas envoie un petit peu partout, les militaires pour aller dans les villages, écoles et autres institutions, prêcher les valeurs de la Révolution et éduquer politiquement les jeunes et les moins jeunes.

Malgré une certaine opposition du clergé, le MFA a réussi à rentrer dans le collège. Il y a distillé la bonne parole.

Le MFA était souvent, accompagné, dans ces actions, par la presse. Nous nous souvenons d’avoir été interviewés par Rádio Renascença. La peur au ventre nous a envahie, à ce moment-là. Que dire? D’un côté nous avions les révolutionnaires et de l’autre les prêtes et le risque d’être expulsés du collège, si nos dires n’étaient pas à leur convenance.

L’expulsion aurait sans doute eu lieu, toutefois, comme nous étions à la fin de l’année scolaire 1975, que nous terminions notre collège et que nous devions migrer vers Covilhã pour continuer les études au lycée, expulsion n’a pas eu lieu, ça n’avait plus de sens. Les faits? L’année scolaire s’était achevée, la plupart des internes étaient rentrés chez eux. Nous étions parmi les derniers à loger encore dans l’internat, on attendait du retour de nos parents de France pour leurs vacances d’été.

Le Directeur de l’internat, le prête Tenrinha et sa bonne, dona Eduardinha, toutes les semaines sortaient pour aller faire des achats à Gouveia. On était à la mi-juin 1975. Étant donné que j’étais le plus vieux des élèves, encore à l’internat, on me confiât les clefs. Erreur suprême, alors que le MFA était revenu à Manteigas avec en plus une idée en tête, celle de projeter un film en avant-première avec Florbela Queirós, qui accompagnait, elle aussi, les militaires.

Comme l’internat possédait une belle salle pour des spectacles, le jour où l’on me confiât les clefs, le MFA est venu faire pression pour que je mette à la disposition ladite salle, afin que la projection du film s’y fasse, suivie d’un débat avec les spectateurs de la ville.

Arrivés des courses, je ne vous raconte pas la tête des hommes d’église. J’en rigole maintenant, mais à l’époque, même si la Révolution était en route depuis un an, l’opposition religieuse était encore bien là, à l’exception du prêtre Rafael, le révolutionnaire. Il faisait du football avec nous et était notre professeur d’éducation physique.

La révolution des œillets aura été la plus pacifique de toute l’histoire de l’humanité, même si ici et là il y a eu des manquements et parfois des abus: des affiches placardées partout, des syndicats dans l’armée… on apprenait à «marche rapide» ce qu’était la liberté.

Je me souviens des deux années qui se sont suivies, pendant lesquelles j’ai fréquenté le lycée de Covilhã, au même temps que José Sócrates. En ce temps-là, on manquait d’enseignants et on les recrutait souvent «à la va vite».

Le premier trimestre de l’année scolaire 1976 nous n’avons pas eu de cours. Nous sommes rentrés en France en décembre, notre père fêtant à l’époque ses 50 ans, photo que je garde précieusement.

Je me souviens d’un professeur d’éducation physique qui semble-t-il n’avait jamais fait de sport de sa vie, pendant ses «cours», il nous montrait des livres pornographiques.

Je me souviens d’avoir assisté à des cours de philosophie au milieu de champs de blé. Est-ce de-là qui me vient mon habitude d’écouter presque tous les jours la chanson: «Verdes trigais em Flor» de José Cid? Je me souviens d’avoir eu 20 en philosophie lors du dernier trimestre du bac (12° ano). Avec ce 20, la moyenne de l’année montait à 14, ce qui avait comme conséquence pour moi, de ne pas avoir besoin de passer cette discipline à l’examen.

En voilà des souvenirs, qu’évidemment «les gens de vingt ans ne peuvent pas connaître…».

Depuis, depuis… ce temps-là, 45 ans nous séparent de la Revolução dos Cravos.

La Liberté, un bien acquis, mais qu’il est impérieux de préserver. Le 25 Avril est devenu un férié national, comme l’est le 10 juin (anniversaire de la mort de Camões, Jour national du Portugal et jour où l’on célèbre les Communautés portugaises dans le monde), le 5 octobre (implantation de la République) et le 1er décembre (jour de la restauration de l’indépendance, après 60 ans de gouvernance des Filipe d’Espagne sur le Portugal).

Souvenirs jamais racontés, souvenir partagés… souvenirs pour demain. Souvenir pour vous… souvenir pour les miens.

Portrait d’une époque!

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LusoJornal