Las Carreteras de la Muerte!
(Les Routes de la Mort)
Dans les années 70 et jusqu’en 1990, chaque été, je parcourais ce long trajet depuis la Bourgogne jusqu’à Felgueiras, près de Porto.
Comme un oiseau migrateur, je ressentais l’appel du nid, ce lieu de régénération où mon âme retrouvait refuge. Et, à l’image de ces oiseaux traversant des paysages variés, une multitude de véhicules convergeait vers un même destin : le Portugal.
À cette époque, un seul conducteur par voiture prenait en charge la fatigue d’un tel voyage. Pendant une demi-douzaine d’années, ce pilote, c’était moi. Mon père, ne maîtrisant pas suffisamment le français pour passer le code de la route, ne conduisait pas encore. Pourtant, il en rêvait. Et, en tant que passager installé à ma droite, il revendiquait fièrement le titre de copilote, observant ma conduite, me prodiguant ses commentaires, parfois avec insistance.
.
Le rêve d’Adriano
Avec le temps, je le vis prendre de l’assurance. Déterminé, il s’attaqua à l’apprentissage du code de la route. Pendant un an, il délaissa sa Bible qu’il lisait d’ordinaire avec ferveur, mot par mot, pour s’immerger dans le code de la route. Chaque panneau, chaque règle de conduite lui devenait familier, au prix de nuits entières de révision acharnée.
Un an plus tard, il rentra à la maison, triomphant, avec son examen du code en poche. Les mystères de la foi sont impénétrables…
Je ne saurai jamais ce qui s’est passé avec l’inspecteur pour que celui-ci imagine mon père parcourant 1.600 kilomètres vers le sud-ouest de l’Europe sans se retrouver au pôle Nord. L’apprentissage de la conduite fut un autre défi. Malgré un grand nombre de leçons dans la même Auto-école où j’avais été formé, malgré les heures passées le dimanche à manœuvrer ma voiture sur le parking du premier Mammouth de France qui venait d’ouvrir à Montceau-les-Mines. Les progrès restaient lents. Ma pauvre Fiat 1300 en fit les frais…
.
Et pourtant, miracle !
Dès son premier examen, Adriano revint à la maison, brandissant son papier attestant la délivrance de son permis de conduire. Un exploit, un véritable tour de force !
Fier de son succès, il acheta sa première voiture : une Opel Kadett. «Une voiture robuste et allemande !» me lança-t-il, d’un ton sans appel.
Avec cette voiture, il entreprit, lui aussi, le grand voyage. À la différence près que, sans l’avoir réellement décidé, il emprunta souvent des itinéraires bis pour éviter les embouteillages…
Mon père a toujours eu son ange gardien près de lui, ne prenant jamais des vacances, sauf avec lui…
.
Ces convois vers le Sud-ouest
Les premiers voyages se faisaient sous mon commandement. Mon jeune frère Maurice était assis sur la banquette avant, coincé entre mon père et moi. Ma mère occupait la banquette arrière, entourée de mon frère cadet José, d’Alex et du plus petit de la fratrie, Fernand.
Quelques kilomètres suffisaient pour repérer d’autres familles comme la nôtre : voitures bondées, occupants entassés, et sur la plage arrière, un amoncellement d’objets refusés par un coffre déjà saturé. Chaussures, jouets, mille petites choses coincées entre les valises.
Le premier regroupement de ces oiseaux migrateurs s’opérait à l’approche de Paray-le-Monial. Là, un flux familier convergeant vers l’ouest se rejoignait, venant de Bourgogne, de Franche-Comté, d’Alsace, voire d’Allemagne. Puis, à Montluçon, une étape clé : si aucun voyant ne s’allumait sur le tableau de bord, c’était un bon présage. Le stress pouvait s’apaiser… pour quelque temps.
C’est à la sortie de cette dernière ville que surgissait le dilemme du choix d’itinéraire. Par Guéret, en Creuse ? Ou par Limoges et le Limousin ?
Les discussions fusaient, et mon père, chef suprême de cette expédition, tranchait sans appel. Il nous conseillait de nous en remettre à son bon Dieu…
.
Mon rôle du jeune pilote
Mes premiers voyages se firent avec ma fidèle Fiat 1300, une berline familiale à propulsion arrière. Pas de climatisation pour soulager la fatigue ni pour atténuer les odeurs de transpiration. Pas de ceintures de sécurité, encore non obligatoires, et pourtant destinées à sauver tant de vies. La vitesse était limitée à 90 km/h, mais les contrôles restaient rares. Il fallait toujours prévoir un peu d’argent pour payer une amende sur-le-champ et éviter des tracasseries administratives inutiles.
.
Mon père veillait au grain
Dès qu’il remarquait mon regard se perdre dans le paysage, il me rappelait à l’ordre : «On ne conduit pas en rêvant !»
Il avait raison. Trop souvent, mes pensées s’égaraient vers les plages du nord du Portugal, où m’attendaient mes petites copines en maillot de bain, un léger filet de sueur salée coulait sur mon front, me piquant les yeux. Mon père, croyant que ses remontrances m’avaient blessé, tentait de me rassurer, à dix-neuf ans, je n’allais tout de même pas verser quelques larmes pour lui faire plaisir…
.
Les routes du danger
À Angoulême, la route s’élargissait enfin, offrant des portions à quatre voies. Mais c’était là que survenaient les premiers drames : excès de vitesse, dépassements imprudents, collisions fatales.
Bordeaux, ce point de convergence de tous les voyageurs du nord et de l’est, ralentissait notre progression. Le passage du pont d’Aquitaine était une épreuve, mais une fois franchi, les moteurs rugissaient, impatients d’attaquer la Nationale 10. L’odeur des pins remplaçait peu à peu celle des corps fatigués et des pieds déchaussés. Mais cette route était aussi celle du danger…
.
Les Pyrénées, puis la Castille
D’Hendaye à Vitoria, l’ascension de mille mètres en cent kilomètres malmenait les voitures surchargées. Tout le long de cette vallée coulait une rivière grise, puante. De nombreuses activités industrielles étaient installées le long de cette vallée et déversaient leurs déchets dans les eaux rapides de cette triste rivière.
Puis, la vieille Castille… Une route monotone, rectiligne, mais traîtresse. À chaque barrière ferroviaire abaissée, les carambolages se multipliaient. En 1976, j’en fus moi-même victime, contraint d’achever mon voyage en autocar, mes vacances brisées.
.
L’ultime parcours pour le pays chéri
Entre Zamora et la frontière portugaise, le danger était à son comble. Des virages invisibles surgissaient à la dernière seconde, piégeant les conducteurs fatigués. Trop de familles n’atteignaient jamais leur destination.
Les locaux l’avaient baptisée «La Carretera de la Muerte», la Route de la Mort. Avant tous ces accidents, cette route était identifiée «La carretera de los portugueses», la Route des Portugais.
.
Enfin, le Portugal
L’épreuve n’était pas terminée. Il restait 200 kilomètres de routes sinueuses et imprévisibles. Des ravins vertigineux émerveillaient les enfants, mais terrifiaient les parents. Il ne fallait surtout pas se retrouver derrière un camion, tout dépassement de celui-ci devenait impossible pendant de longs kilomètres et sa fumée d’échappement envahissait l’habitacle de notre voiture pour nous imposer un arrêt de survie.
Les impatients, comme les excités, décidaient un dépassement comme pour le jeu de roulette du casino.
.
Cinq heures de supplice ou de découverte
Pour les plus prudents, les moins téméraires, cette dernière étape du voyage pouvait être aussi un moment de découverte, ces petits villages de montagne portugaise, ravis de recevoir quelques visiteurs d’un moment. Il suffisait de marquer ce type d’arrêt pour entendre de nouveau le hennissement d’un âne curieux, le chant d’un coq joyeux.
Nous en profitions souvent pour prendre de l’eau fraîche dans une de ces fontaines jaillissant du granite, cette pierre identique à celle de ces vieilles maisons témoignant du temps passé. L’arrivée était un soulagement absolu. Alors, on remerciait la Vierge de Fátima d’avoir veillé sur nous.
Mon père Adriano nous imposait un moment de prière avec son habituel «Je Vous salue Marie».
.
Le retour? Personne n’osait y penser.
Pour l’instant, seul comptait le repos, la satisfaction d’être arrivés vivants, la voiture sans obligation de passer chez un carrossier.
Mais la route, elle, n’oubliait jamais… et attendait patiemment notre prochain passage, celui du retour.
.
Manuel Maia Teixeira
Photo : Ma chère et fidèle Fiat 1300 ayant transporté toute ma famille