Opinion: Aristote et Cabral: ἐνέργεια et Culture | L’homme, animal rationnel ou animal culturel?

 

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À Jean-Baptiste Tavares,

un jeune auquel Cabral causa sans relâche,

avec profondeur.

C’est lui suscita mon goût de Cabral

Nous marchons et pensons, à la manière des Péripatéticiens (1), prenant en vue un double objet : l’influence d’Aristote sur Cabral, telle que le suggère le titre et son sous-titre, qui pointe une relation jusqu’ici insoupçonnée ; puis, ce qui participe du même, la nature du patrimoine intellectuel de Cabral et la matière du legs théorique qu’on en peut tirer, comme nous y invite le thème du Séminaire.

Qui donc est Aristote (382-322 avant J.C.)? Selon Hegel : «il a été l’un des génies scientifiques les plus riches et les plus vastes (les plus profonds) qui aient jamais existé, – aucune époque ne peut rien offrir de comparable» (2). Il est né à Stagire, en -384 avant notre ère et meurt en -322 à Chalcis. On admet qu’il a été le plus grand disciple de Platon, à l’Académie. Et il n’est aucun domaine de la Science théorique, pratique et poïétique (productive) qu’il n’ait pas traité avec l’exigence et le sérieux que tous lui reconnaissent. Son père, Nicomaque, était médecin personnel du roi Amyntas III, père de Philippe II de Macédoine et grand-père d’Alexandre le Grand dont Aristote sera le génial précepteur. Ainsi, comprend-on peu de choses à la signification et à la portée historique de l’œuvre d’Alexandre, sans l’influence décisive et la formation reçues d’Aristote. Au demeurant, il n’est aucune grande pensée, aucun grand penseur, qui, en Occident et dans l’Orient arabo-musulman (Abu Ali al-Husayn ibn Abd-Allah Ibn Sina alias Avicenne aux Xe et XIe) Ibn Rochd de Cordoue alias Averroès au XIIe), ne lui doive rien, quelle que soit la forme et le degré de l’emprunt. Bref, quiconque a lu et étudié même sommairement le Stagirite ne peut contester la pertinence du jugement de Hegel qui, en raison de son savoir encyclopédique, a été appelé par le philosophe Alain «l’Aristote des temps modernes, le plus profond des penseurs et celui de tous qui pesé le plus sur les destinées européennes» (3).

Aristote a-t-il jamais influencé Cabral? Si oui, parmi les quatre figures d’Aristote (4) fixées par Pierre Pellegrin, est-ce l’Aristote de gauche? Et, si oui, où, autrement dit en quelle partie de l’œuvre de Cabral décèle-t-on une telle influence? Et, au fond, comment s’exerce-t-elle? Où et comment? À cet égard, il est tout à fait remarquable de constater que, contre toute attente, elle se dévoile dans le moment théorique le plus intense, le plus vif, et sans doute le plus énergique de la pensée de Cabral: la définition de la Culture. Une telle influence de nature théorique, insoupçonnée jusqu’ici, inattendue, surprenante, presque imperceptible si l’on n’y prête pas attention et cependant considérable, appelle l’interrogation suivante: quelle place Aristote occupe-t-il dans le legs théorique de Cabral si l’on parvient à retrouver les traces du Stagirite dans le patrimoine intellectuel de l’Africain?

Or pour rendre manifeste cette influence, nous devons désormais méditer ce qu’est Cabral et non pas seulement ou même plus du tout qui est Cabral, thématique à propos de laquelle existe déjà une abondante littérature, tantôt descriptive lorsqu’elle n’est que biographique (chronologique), souvent anecdotique quand elle se limite à l’état civil, au récit de faits familiaux, aux audaces et performances estudiantines ou aux prouesses militaires, et pour la plupart hagiographiques. D’une façon générale, et sans même le savoir, la plupart des nombreux commentateurs ne s’adonnent qu’à une lectio (5) du corpus cabralien. L’excellent commentaire de Firoze Manji (6), quoique fort instructive, illustre cette lectio. Mais cette méthode scolastique de lecture ne suffit plus. Il faut même en sortir, si l’on veut encore continuer Cabral pour satisfaire à l’exigence à laquelle invitait Mário de Andrade.

Car, cette riche littérature repose sur un immense déficit cognitif: l’absence de la philosophie. La plupart des interprétations marxistes ou marxisantes n’obéissent pas aux règles ou aux méthodes de la philosophie. On peut donc, sans ambages, affirmer que, jusqu’ici, la philosophie ne s’est pas, à proprement parlé, emparée de l’œuvre de Cabral. Or elle ne peut se l’approprier que si, sur le plan cognitif, elle décide de mettre provisoirement à distance le corpus cabralien aussi éclairant et instructif soit-il. Mais, ici, «mettre à distance» ne signifie pas à dévaloriser, dédaigner ou écarter ces textes qui sont des sources précieuses d’informations et de documentation fort utiles pour la pensée. Une telle suspension ne vise qu’à poser la condition première de son appropriation, en centrant l’attention de la recherche sur le point décisif de la pensée de Cabral, sa définition de la Culture, mais que ce corpus et l’ensemble des publications et des commentaires auxquels ce corpus a donné lieu, et qui l’enveloppe de ses mailles serrées (7), empêche, paradoxalement, de voir, de penser et surtout de s’approprier.

S’approprier, cela veut dire «proprier», c’est-à-dire commencer par dis-cerner (des-serrer les mailles), puis saisir (concept), ensuite mettre au jour (dé-voiler) et enfin montrer (ex-poser), ce qu’une chose ou un phénomène a de propre ou possède «en propre». Excipons d’un exemple édifiant, ce qui est affirmé. De la fin de l’Antiquité tardive (Saint Augustin), puis au cours du Moyen Âge européen (fin du Vᵉ siècle – fin du XVᵉ siècle), et plus encore pendant le Moyen Âge central (Abélard, Lombard, Saint Thomas d’Aquin), pour saisir le propre des Évangiles, la philosophie féconda la théo-logie qui devint la Scolastique dont la dette, sur le plan théorique, est immense à l’endroit d’Aristote et de sa Logique. Ainsi, la théo-ria chrétienne et la doctrine spéculative du christianisme furent, à de nombreux égards, les résultats directs de l’activité philosophique de ceux qui recevront les titres prestigieux de Pères et/ou Docteurs de l’Église. De même, en amenant la philosophie à s’approprier les biographies des grands hommes, Plutarque (8) établira le parallélisme des grandes actions publiques entre les principaux héros grecs et romains. Leibniz créera le langage informatique (code binaire). C’est par la philosophie que Marx découvrira la plus-value et que Niels Bohr, disciple de Kierkegaard, posera les bases de la mécanique quantique (9).

 

[…]

 

Tous ces emprunts exceptionnels sont autant d’idées qui, apprises et assimilées pendant son enfance, puis approfondies, réévalués, réajustées, ajoutés à d’autres puis consolidées durant sa jeunesse, seront transformées au cours de sa maturité pour s’organiser en une conception d’ensemble cohérente. Ainsi, ses emprunts sont loin d’être des compilations hétéroclites ou des copies d’idées glanées et rassemblées par hasard. Ils deviennent originaux. Certes, ces emprunts n’ont pas encore été totalement retrouvés, reconstitués et explorés. Mais ils nous dévoilent déjà un Cabral infatigable penseur et s’inspirant des grands penseurs dont il remanie presque toujours les idées et les méthodes pour constituer une conception homogène du monde.

Tous ces emprunts, soumis à son esprit critique et à sa sagacité, composent son patrimoine intellectuel duquel nous pouvons, dès à présent, extraire trois apports majeurs:

En premier, dans la sphère des Idées, une définition nouvelle et inédite de l’homme universel comme animal culturel; c’est l’humanité.

En deuxième lieu, dans la continuité de cette définition, une praxis dictée par la Culture et qui, au moment historial de l’accession à l’indépendance, loin de voir éteindre ou atténuer son effectivité, «La culture, fondement et source d’inspiration de la lutte», doit la voir plutôt étendre son effectivité, par la mise en place d’une institution nouvelle, une conception inédite de l’État, que nous appelons volontiers l’État de la Culture, qui «dépasse» l’État du Droit. C’est, pensons-nous, le logos le télos, la finalité à laquelle devait être conduit Cabral par sa définition ou sa pensée et de sa praxis de la Culture. Certes, Cabral n’a pas lui-même formellement énoncée cette thèse. Mais, en toute objectivité, elle se laisse pourtant aisément déduire de l’ensemble de ses considérations sur la Culture. Et, pour s’en convaincre, raisonnons. En effet, si la Culture est le fondement de la lutte de pré-indépendance, peut-elle et doit-elle s’estomper ou disparaître lors de l’accès à l’indépendance? Si tel était le cas, la Culture ne saurait être ou valoir comme (un) fondement dont le propre est de fonder, de poser une fondation. Au reste, du point de vue de la théorie ou de la catégorie du «mouvement», si elle s’estompait ou s’éteignait, cela voudrait dire qu’elle ne relevait que de la kinesis, autrement dit d’un mouvement apparent qui ne visait qu’à apporter un changement fictif, de façade. Sous ce rapport, elle n’aurait donc jamais été le fondement dont parle Cabral en tant que fondation. Or, si la Culture est précisément fondement, elle doit poursuivre son action, ses effets, son processus, son effectivité. Et comment pourrait-il en être autrement pour Cabral, qui en faisait le moteur principal de la lutte? D’autant que, du point de vue de la théorie ou de la catégorie du mouvement, et selon sa propre définition, la Culture, mouvement du réel lui-même, est de nature dynamique et étend ses effets, son acte (potentia) dans une nouvelle phase de cette lutte qu’est justement l’indépendance, c’est-à-dire la construction de l’État, organe de (la) souveraineté dont elle devient dès lors la fondation. C’est ainsi que se déduit (ou est induit) l’idée de l’État de la Culture qui demeure le point culminant d’une des grandes intuitions sociétales de Cabral.

En troisième lieu, dans la lignée du point précédent, une théorie culturelle de la connaissance.

Ce sont, estimons-nous, les trois legs théoriques les plus précieux de Cabral qui décrivent son insolite et spécifique itinéraire ontologico-politique, dont la poïésis (construction, production) fondée sur une théorie culturelle de la connaissance tendait à créer l’État de la Culture, un État qui, enfin, correspondrait à l’essence de l’homme comme animal culturel.

C’est pour cette raison et ce motif que nous devons méditer, de manière plus énergique, la vieille prédiction d’un ami de Cabral, le politologue français Gérard Chaliand, qui, il y a plus d’une vingtaine d’années, se risqua à une conclusion prémonitoire: «on peut dire qu’Amilcar Cabral est plus approprié à l’avenir de l’Afrique qu’à son passé» (10). Ce futur, que le présent entrevoit peu à peu, est dans l’attente de sa propre fabrique. Et c’est en assumant l’épreuve de ce futur que nous serons les légataires ou les héritiers de l’inestimable patrimoine de Cabral et que nous parviendrons à fonder philosophiquement le cabralisme.

À juste titre, Cabral mérite que son immense patrimoine intellectuel et son précieux legs théorique figurent et soit classé au patrimoine mondial de l’Unesco, où quelques mois avant sa mort tragique, il fit part au monde d’une des contributions les plus riches sur la Culture. Pour lors, comme le dit Hölderlin, en un vers sublime, «Riche en mérites, mais poétiquement toujours, Sur terre habite l’homme». Certes, en bleu azur, nous devons habiter en poète (11). Mais le temps n’est-il pas venu que nous le fassions en animal culturel? Cabral reste un chemin d’avenir, une belle et inépuisable source d’inspiration, une espérance pour l’humanité comme l’aimait à me le répéter Jean-Baptiste.

Mes remerciements vont aux organisateurs du Séminaire, au public d’auditeurs et à tous les vieux compagnons de Cabral qui honorent ce rassemblement de la pensée de leur présence.

 

Notes:

 

(1) Au Lycée, nom de son école, Aristote professait son enseignement en marchant avec ses élèves. Cette marche collective prenait l’allure d’une promenade, d’où le nom péripatéticien qui signifie «qui aime se promener».

(2) Hegel, Aristote, La philosophie grecque, Tome 3, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Vrin, 1972p. 499.

(3) Alain (de son vrai nom, Émile Chartier), Introduction à la philosophie, Platon, Descartes, Hegel, Comte, coll. Les classiques des sciences sociales, version électronique par gemma Paquet, Paris, 21 avril 1939, p. 10.

(4) Pierre Pellegrin, Aristote arabe, Aristote latin, Aristote de droite, Aristote de gauche, Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2009/1, Tome 134, pages 79 à 89.

(5) Méthode scolastique de lecture d’une œuvre, mot à mot, ligne à ligne, partie par partie, commentaires et examens. Elle est suivie par la quaestio (analyse du maître) et la disputatio (débat entre deux écoles de pensée).

(6) Firoze Manji, Culture, pouvoir et résistance : Réflexions sur les idées d’Amilcar Cabral, Possibles, Printemps 2018.

(7) L’expression, que nous reprenons, est de Richard Bodéüs et concerne l’encombrement des études qui rendent difficiles la lecture de l’ouvrage d’Aristote, De l’âme, Flammarion, Paris, 1993, p. 10.

(8) Plutarque, Vies parallèles, coll. Quarto, Gallimard, Paris, 2001.

(9) C’est dans le Philosophical Magazine qu’il publie, en 1913, sa série d’articles sur le quantum (photon) en exposant le modèle de la structure de l’atome et sa conception de la liaison chimique.

(10) Gérard Chaliand, Amilcar Cabral : An extraction from the literature, Sylvester Cohen Monthly review, décembre 1998.

(11) Hölderlin, En bleu adorable, traduction André du Bouchet, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1977. Heidegger en propose une interprétation magistrale, «…l’homme habite en poète…», in Essais et conférences, traduit de l’Allemand par André Préau et préfacé par Jean Beaufret, coll. Tel, Gallimard, Paris, 1958, pp. 224 – 245.

 

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