Opinion: J’étais un enfant en avril 1974

J’étais un enfant en avril 1974. Je vivais, à l’époque, avec mes grands-parents dans un petit village de l’intérieur nord du Portugal.

Un jour, mon parrain de la ville est venu nous visiter. Il venait souvent, mais cette fois-ci, il est entré et il parlait très bas avec ma grand-mère. Ils ont chuchoté un peu et puis, ma grand-mère est allée chercher la radio. Ils se sont mis à écouter la radio, très basse.

Je n’ai pas compris ce qui se passait. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que ce jour-là, le Portugal a vécu une Révolution et qu’un Gouvernement fasciste a été renversé par des militaires.

J’étais un enfant en avril 1974, mais j’avais déjà passé neuf ans de ma vie à Luanda, la capitale de l’Angola. Je suis arrivé d’Afrique quelques mois avant le 25 avril 1974 et j’étais encore fasciné par les champs, les vignes, les tonneaux de vin, les animaux, les poulaillers… j’ai découvert le froid, le feu de bois, les promenades à cheval avec mon grand-père… et la télévision!

Il n’y avait pas de télévision en Angola. Alors, j’ai complétement adhéré à cette boîte magique qui nous parlait. En ce temps, la télévision au Portugal commençait en fin d’après-midi et terminait tôt dans la soirée. Tous les jours, religieusement, mes grands-parents me laissaient m’assoir devant le poste, pour voir les dessins animés de l’unique chaîne portugaise.

Ce 25 avril 1974, il n’y a pas eu de dessins animés! J’étais déçu.

Les mois qui ont suivi le 25 avril ont été intenses. Tous les habitants du village ont été convoqués dans une des deux salles de l’école pour… apprendre la démocratie. Il y a eu plusieurs «cours», encadrés par des jeunes militaires.

Je m’en souviens comme si c’était hier. J’accompagnais ma grand-mère et je restais assis par terre, devant les militaires. Presque tout le village y était pour apprendre à voter, pour comprendre à quoi servaient les Députés, pourquoi il y avait un Gouvernement et un Président de la République, en quoi consistait la fonction de Maire et de membre du Conseil municipal. J’ai tout appris. J’ai fait ma formation civique dans ce village perdu, qui voyait arriver tout d’un coup, la démocratie.

Mon grand-père n’y allait pas. Il disait que la politique ne l’intéressait pas. Mais comme il ne me refusait rien, je me suis chargé de sa formation civique. Je répétais à la maison les cours des militaires. J’allais jusqu’à simuler une élection, avec un vrai bulletin de vote qu’il était obligé de déposer dans une urne improvisée.

J’étais un enfant en avril 1974, mais j’ai assisté aux premières élections libres du Portugal démocratique. Les gens venaient des villages environnants pour voter dans mon village. Ils étaient beaux, avec leurs costumes de ville. Ils venaient par dizaines dans les camionnettes qui habituellement transportaient des sacs de pommes de terre, de figues, d’amendes, d’olives ou des conteneurs de raisins.

Tout le monde était heureux, souriant. J’ai envie de garder cette image du 25 Avril. Une image d’une population participative, citoyenne, qui prend en main son destin au point de choisir ses élus.

Mon père, déjà arrivé d’Afrique, a été coopté pour tenir le bureau de vote. Les bulletins de vote sont arrivés tôt, le matin, transportés par des jeunes militaires. Je les attendais déjà, avec mon père. C’était la première fois que je voyais un militaire armé d’une mitraillette. Nous fûmes plusieurs enfants à rester autour de la voiture militaire jusqu’à leur départ vers d’autres villages, transporter d’autres bulletins de vote.

Ils sont revenus le soir, après l’ouverture des urnes. Dans la salle de l’école il n’y avait que les membres du bureau de vote et les représentants des partis politiques. Dehors il y avait la foule. On aurait dit le jour de la fête du village, quand tout le monde sort le soir. Les fenêtres de l’école étaient ouvertes. J’étais assis, à califourchon sur le mur, et j’annonçais vers l’extérieur les votes au fur et à mesure que les bulletins étaient ouverts. Mon père ajoutait des barres sur le tableau noir pour le décompte final.

Et quand un «petit» parti avait, enfin, une voix, tout le monde applaudissait dehors.

J’étais un enfant en avril 1974. Mais j’ai assisté à la naissance d’une démocratie.

Dix ans plus tard j’ai dû quitter ce pays. Le Bac en poche, j’ai appris que ma note n’était pas suffisante pour rentrer à l’université. A deux reprises je n’ai pas été reçu lors des concours d’entrée à l’université. Je suis donc venu en France pour étudier. Et c’est la France qui m’a donné l’opportunité d’étudier.

En France j’ai découvert un monde que je ne connaissais pas bien. J’ai rencontré des milliers de Portugais qui, comme moi, ont dû quitter le pays. La plupart a quitté le pays pendant les années de la Dictature. J’ai entendu des récits incroyables de personnes qui sont venues à pied, d’autres couchées sous un faux plancher, dans des camions chargés d’animaux, dans des citernes vides nauséabondes, d’autres encore m’ont raconté leur sortie du Portugal, les contacts secrets avec les passeurs, les passages dangereux des montagnes des Pyrénées, les nuits passées dans des granges espagnoles et des femmes harcelées par des passeurs tout-puissants. On m’a raconté leur arrivée en France, parfois dans le bidonville de Champigny, de Nanterre, de Saint Denis ou de Massy, leurs premiers patrons, leurs premiers emplois, leurs premiers salaires, leurs premiers achats et l’argent qu’ils envoyaient au Portugal pour rembourser le prêt qui avait servi à payer les passeurs ou tout simplement pour permettre une vie meilleure à la famille restée au village.

Ils m’ont raconté leur mal du pays, leur douleur, car ils ne pouvaient pas aller au Portugal voir leur famille, parce qu’ils n’ont pas pu assister aux funérailles d’un père ou d’une mère, qu’ils ne pouvaient pas aller montrer leurs enfants nés en France aux parents restés au Portugal…

J’étais un enfant en avril 1974. Mais eux, ils étaient déjà adultes. Ils pouvaient enfin rentrer au pays. Ils pouvaient enfin aller visiter leur famille. Et ils l’ont fait.

Dans mon village, j’assistais tous les ans à cette arrivée des «emigrantes», dans leur voiture chargée, après de longues heures de route, pour y passer le mois d’août. La population du village était multipliée par deux ou trois, les fêtes populaires étaient plus animées, le café était rempli, contrastant fortement avec les chaises vides des 11 autres mois de l’année.

Aujourd’hui, 45 ans après la Révolution d’avril, il y a toujours des millions de Portugais en France, en Belgique, en Allemagne, mais aussi au Brésil, aux Etats Unis, au Canada, au Venezuela, en Afrique du Sud… enfin, il y a des Portugais dans 178 pays dans le monde!

D’ailleurs on émigre toujours.

Mais aujourd’hui, ils peuvent rentrer et sortir du Portugal quand ils veulent. Car le Portugal est un pays libre.

J’étais un enfant en avril 1974. J’ai assisté à la naissance d’un Portugal libre.

Libre?

 

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