“Abandono”, une chanson pour l’histoire

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Quand, en 1962, sort le disque «Asas Fechadas», aussi appelé «Busto» en raison du désormais célèbre buste représentant la chanteuse Amália Rodrigues sur le disque, le Portugal est soumis à la dictature d’un certain António de Oliveira Salazar. Cet homme, élu Président du Conseil en 1932, a instauré dès l’année suivante, 1933, l’Estado Novo, régime autoritaire largement inspiré du fascisme et du nazisme, à la différence près, que Salazar, détestant le rapport à la foule, ne développe pas le culte de la personnalité. La devise du pouvoir est le triple F : Fado, Futebol e Fátima.

Ce 33 tours vinyle (le CD n’existait pas encore, vous l’aurez noté) contient en première place de la face B, une chanson intitulée «Abandono». (Cet effet de premier titre de Face B ne peut pas exister dans le CD). Le texte parle d’un prisonnier détenu, pour sa libre pensée ou sa liberté de penser, dans la forteresse de Péniche, là où sont enfermés les opposants politiques. L’interprète féminine serait amoureuse de cet homme. Voici un court extrait du texte:

«Por teu livre pensamento

Foram-te longe encerrar.

Tão longe que o meu lamento

Não te consegue alcançar.

E apenas ouves o vento

E apenas ouves o mar».


Que l’on peut traduire ainsi:

«À cause de ta libre pensée (ou de ta liberté de penser)

Ils t’ont enfermé au loin

Si loin que ma plainte

Ne peut t’atteindre.

Et tu n’entends que le vent

Et tu n’entends que la mer».

La réaction du dictateur ne se fait pas attendre: alors qu’Amália est déjà légèrement soupçonnée par la population d’avoir quelque sympathie pour le régime, Salazar interdit sa chanson. Il y voit un soutien aux opposants politiques. Ce dont se défend Amália, confirmant naïvement, ou maladroitement, son positionnement par rapport au régime. Mais, chacun le sait, un acte de censure ou l’interdiction de diffusion d’une oeuvre, quel que soit l’endroit du monde où cela se produit, déclenche une réaction et donne de la visibilité à cette œuvre montrée du doigt.

Face à cette décision du pouvoir autoritaire, la chanson devient rapidement le symbole du soutien aux opposants politiques, comme un signe de ralliement. Elle prend même le titre officieux, puis plus tard officiel sur les disques, de «Fado de Peniche». Super résultat pour un titre interdit !

Sans doute touchée par cet enchaînement d’évènements, la chanteuse se rattrapera en créant une structure (ou une fondation) venant en soutien financier aux familles des prisonniers politiques.

David Mourão-Ferreira, l’auteur du texte, poète déjà connu (premier ouvrage publié en 1950), et auteur régulier de la fadista, confirme les propos d’Amália, en parlant d’un texte d’une femme amoureuse d’un détenu qui serait le seul individu à s’être évadé de la Forteresse de Péniche ! Il concernerait un certain Álvaro Cunhal, d’après le catalogue de l’exposition du Musée du Fado de Lisboa, exposition consacrée à Alain Oulman, en 2009, mais l’évasion de ce détenu (ainsi que celle de quelques-uns de ses compagnons), datant officiellement de 1960, est postérieure à l’écriture du texte.

Le texte aurait été écrit en avril 1959. La musique est du jeune Alain Oulman, compositeur récurrent d’Amália dans ces années-là. Alain Oulman est le petit-fils, par sa mère, du fondateur des Éditions Calmann-Lévy. Sa famille a fui le nazisme et s’est installée à Lisboa. Il sera arrêté en 1966, détenu, puis finalement expulsé en 1968, en raison de sa nationalité française d’origine. Il ne retournera pas au Portugal et reprend des activités liées à la culture, à l’écriture et à l’édition à Paris.

Il est intéressant de noter que c’est aussi en 1968, que Salazar doit abandonner le pouvoir en raison de son état de santé (il décède en 1970). Il s’en remet à Marcelo Caetano qui restera au pouvoir jusqu’à la Révolution des œillets, en étant confronté à une montée de la contestation sociale, notamment à propos des guerres coloniales (le régime y expédie les étudiants contestataires), et de la situation intérieure.

Suite à la Révolution du 25 avril 1974 et au rétablissement officiel de la démocratie en 1976, la carrière d’Amália Rodrigues connaitra un long trou d’air, car ses anciennes sympathies pour la dictature lui seront rappelées. Il faudra attendre l’élection du Président socialiste Mário Soares pour qu’elle connaisse un certain retour en grâce suite à la remise d’un titre, puis en corollaire, à une véritable relance de sa carrière.

Curieusement, «Abandono» ne figure pas dans les disques «live» d’Amália. Par contre, la chanson figure dans l’anthologie «The art of Amália Rodrigues, volume 2». Cette chanson est la plus longue du répertoire, en dépassant légèrement les 5 minutes.

En 2020, pendant le confinement, Camané, célèbre fadista, en fera une superbe reprise dans une émission de variétés sur Antena 3, accompagné par une guitarra portuguesa, une viola et un contrabaixo, en bénéficiant des excellentes conditions d’enregistrement du studio de télévision, bien supérieures à celles de 1962 et de l’enregistrement original.

Ainsi, une chanson pas forcément appelée à sortir du lot d’un répertoire déjà dense, parvient, indépendamment de la volonté de ses artistes créateurs, à prendre une place dans l’histoire, par le déroulement imprévisible, au jour le jour, des évènements constitutifs de l’évolution de la société. «Abandono» est désormais connue, également sous son second titre de «Fado de Peniche», comme la chanson parlant des prisonniers politiques, sous la dictature de Salazar.

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