Entretien avec Leonardo Tonus: «Agora vai ser assim» ou le cri, le silence et la mémoire

Le jeudi 29 mars prochain, aura lieu à la Librairie Portugaise et Brésilienne, à Paris, le lancement du recueil de poèmes de Leonardo Tonus, «Agora vai ser assim» (Désormais il en sera ainsi), qui vient de paraître aux éditions Nós.

Maître de conférences et responsable du Département d’Études Lusophones à l’Université de la Sorbonne Paris IV, Leonardo Tonus est également à l’origine de la création du Printemps Littéraire Brésilien, dont la 5e édition a lieu en ce moment. C’est dans ce cadre que nous l’avons rencontré, au Salon du livre de Paris, au cours duquel il nous a concédé l’entretien ci-dessous.

 

Quelques jours à peine avant la parution de votre livre, nous apprenions l’assassinat de Marielle Franco à Rio de Janeiro. Votre recueil de poèmes arrive alors comme un immense cri de révolte contre cette violence.

Oui, je pense que le mot «cri» est celui qui résume le mieux le livre. Un cri qui a été étouffé pendant de longues années, non seulement par rapport à la situation actuelle au Brésil, qui est gravissime, mais aussi par rapport à la situation dans le monde. En fait, ce cri a surgi il y a environ deux ans, au moment de la crise migratoire en Europe. Je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait traiter les migrants ou les réfugiés avec autant de mépris. La littérature, et en l’occurrence la poésie, était mon seul moyen d’expliquer ce qui pour moi relevait du domaine de l’incompréhensible. Et le cas de Marielle Franco, en effet, témoigne à nouveau de cette situation que nous vivons, dans un monde où il n’y a plus d’amour, plus d’espoir, et surtout où nous avons perdu cette capacité de reconnaître l’humanité de l’Autre.

 

Dans ce recueil, vous écrivez à la première personne, mais votre «je» est un «je» collectif…

Tout à fait; je ne sais pas utiliser cette sorte de masque derrière lequel s’exprime la voix narratrice. J’ai besoin de m’impliquer. Dans ce recueil, j’ai voulu apporter une voix, la mienne, qui interpelle l’autre et qui suscite son indignation. Cette idée est d’ailleurs contenue dans le titre: «Agora vai ser assim».

 

Pourquoi avoir choisi l’écriture poétique? Personnellement, je ne m’y attendais pas…

Ma poésie est presque de la prose, elle est née de la prose. Depuis longtemps j’ai pour habitude d’écrire des chroniques de la vie quotidienne, un simple trajet en métro peut m’inspirer… Comme j’aborde dans mon livre la question de la mémoire, par exemple, et aussi celle des réfugiés, je trouve que la prose est un système trop logique. Car lorsqu’on se réfère à la mémoire ou à la question des réfugiés, il y a toujours la part de la défaillance et de la fragmentation de l’identité. C’est ce qui explique la structure du poème «Prefixo», où je casse les mots, les syntagmes et les phrases, dans une volonté délibérée de déranger le lecteur, de le placer dans une zone d’inconfort, pour qu’il soit aussi indigné. Cela fait partie de mon rapport avec la littérature et l’écriture. Toute la deuxième partie de «Agora vai ser assim» est un dialogue avec la littérature et les écrivains que j’apprécie et qui en quelque sorte m’ont aussi formé.

 

Dans ce recueil vous évoquez votre pays, votre maison familiale, vos souvenirs d’enfance. Mais, d’autre part, à travers certains poèmes vous vous définissez aussi comme un migrant, un clandestin, vous parlez de votre errance, vous dites que vous sentez de là-bas et de partout à la fois. Alors que finalement vous êtes un professeur universitaire bien installé en France…

Cela peut paraître contradictoire, entre cette image publique que je peux avoir et l’impossibilité de se territorialiser quelque part, thème que j’explore à travers mes textes. En réalité, je pense que la migration, dans le sens large du terme, est une condition qui va au-delà d’une simple mémoire actuelle. Je pense à la notion de post-mémoire ou de post histoire, où on subit ce trauma au travers des générations. D’ailleurs, le thème du rapport à l’ancestralité et à la transmission parcourt tout ce recueil, puisque je suis moi-même petit-fils d’immigrés portugais et italiens au Brésil. Mais au-delà de cette identité multiple, ma propre formation est hétérogène. Au départ j’étais musicien, j’avais obtenu une maîtrise en Composition et Direction d’Orchestre et de Chorale, puis j’avais fait aussi des études en Latin et en Allemand et j’ai vécu quelque temps en Allemagne. Je suis donc traversé par plusieurs identités, par plusieurs aires culturelles. Et «Agora vai ser assim» traduit bien cette impossibilité de me fixer quelque part dans le monde.

 

Cela explique la structure générale de votre recueil, en quatre mouvements, comme dans une composition musicale.

En effet, c’est un clin d’œil à ma formation de musicien, même si ce sont de faux mouvements. Il faut voir cela de façon un peu ironique. Cependant, j’accorde une grande attention à la musicalité des textes. Quand j’écris, étrangement, je n’écris pas en envisageant une page blanche, mais une partition. Pendant longtemps je faisais la transcription des partitions, cela me donnait un énorme travail! Quand j’écris j’ai toujours une harmonie musicale qui me guide. J’ai d’ailleurs besoin d’écrire et de lire à voix haute, afin de trouver la bonne respiration et la forme qui convienne le mieux au texte.

 

Dans le poème «Saúvas» (fourmis rouges) vous évoquez avec beaucoup de tendresse un personnage surnommé Marujo (matelot), qui vous a appris à parler aux fourmis et qui a marqué votre enfance. Pouvez-vous nous parler un peu de cette période?

Je suis originaire de São Paulo et je viens d’une famille d’immigrés portugais et italiens. Dans le quartier où nous vivions, São Judas, un quartier de petite classe moyenne, il y avait plusieurs communautés d’immigrés allemands, italiens, espagnols, japonais, etc. Et à côté de chez nous il y avait ce monsieur qu’on appelait Marujo, parce qu’il était toujours saoul et tanguait comme un bateau. Il est resté dans l’imaginaire de mon enfance. Il était pauvre et souvent saoul, mais les gens l’acceptaient dans la communauté et s’occupaient de lui. Et nous, enfants, nous vivions avec lui et écoutions les histoires qu’il nous racontait. C’est lui qui m’a appris à parler aux fourmis. Je me souviens souvent de cette scène où, assis sur les marches à l’entrée d’une épicerie, à côté de chez moi, il nous disait: «Chuuut, taisez-vous! maintenant nous allons écouter les fourmis et voir comment elles travaillent».

 

Vous faites souvent un va-et-vient historique entre le passé et l’actualité. Votre indignation s’exprime tantôt à propos du sort des migrants, tantôt face au génocide, à l’esclavage et à la colonisation, ou tantôt face à la guerre en Syrie.

Je ne cherche pas à faire des comparaisons entre ces différentes situations, ce qui m’intéresse est la question de la souffrance humaine. Souvent les textes qui parlent de ces sujets ont tendance, à mon avis, à atténuer la charge traumatique de ces événements. Mon intention était, en juxtaposant ces différents moments, de montrer cette souffrance. L’idée de migrer revient souvent dans mon texte, en effet, de manière répétitive. Je ne sais pas s’il s’agit là d’une figure de style, mais l’écriture est pour moi un peu obsessionnelle. Je joue beaucoup sur la répétition, comme si je me heurtais à un mur infranchissable.

 

Votre cri, dont on parlait au début de cet entretien, passe par la littérature. Mais on a l’impression que de nos jours les poètes ne sont plus tellement entendus, comme s’ils criaient dans le désert…

Mais justement notre rôle est de continuer à crier et à s’opposer à ce silence imposé, de résister face à ce mouvement dominé par l’absence d’écoute. Peut-être aussi que les gens crient trop et n’importe comment, et qu’ils parlent sans cesse. C’est la raison pour laquelle dans mon livre je reviens souvent au silence intérieur, ce cri intériorisé. Si je ne croyais pas à cette capacité de la littérature, le monde pour moi n’aurait plus de sens.

 

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