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Entretien avec Sophie Foray: La littérature de cordel au Brésil


Invitée au Salon du livre lusophone qui aura lieu samedi 16 mars à la Maison du Portugal (Cité Universitaire de Paris) pour parler de la littérature de «cordel» au Brésil, Sophie Foray nous a accordé un entretien sur ce thème.

Après des études en Sciences du langage et de l’éducation, Sophie Foray se spécialise dans la recherche en Sciences de l’éducation et part réaliser un échange à l’Université de São Paulo, ce qui lui permet de développer sa connaissance des cultures brésiliennes et son bilinguisme. En tant qu’assistante sociale et développeuse de projets dans la périphérie lyonnaise, elle met en place et anime des ateliers et des stages de valorisation du plurilinguisme avec les enfants et leurs parents, entre 2016 et 2021. Accueillir la diversité, valoriser les particularités culturelles, œuvrer dans la lutte contre les inégalités sociales et scolaires sont les mots d’ordre de son engagement dans l’éducation.

C’est lors de son dernier long voyage au Brésil qu’elle rencontre dans le «cordel» et d’autres pratiques artistiques populaires des outils de valorisation de l’interculturalité. Depuis, elle se consacre à l’étude de ce genre littéraire, à sa pratique, sa valorisation et sa diffusion en France, s’en servant de point de départ pour élaborer des activités d’introduction aux pratiques d’écriture et d’autopublication poétiques.

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Qu’est-ce que le «cordel» brésilien ? Comment est-il apparu dans le Nordeste notamment ?

Sophie Foray: Le «cordel» brésilien est un genre de littérature poétique populaire, né d’une tradition orale, il a évolué vers l’écrit sous forme de livrets, les «folhetos», que l’on appelle «cordel», en référence à leur mode d’exposition traditionnelle dans les marchés publics, accrochés sur des cordelettes. Arrivé par bateau avec les premiers colons portugais, le «cordel» est d’abord un outil de domination, empreint de la pensée européenne dont il faut infuser les cultures des peuples du Brésil. Dès l’arrivée des premières imprimeries, il sera réapproprié par les poètes du sertão (région du Nord-est semi-aride) comme support de mémoire et de transmission des réalités, mythes, légendes et histoires qui composent les vers chantés lors des «cantorias» (joutes verbales). Le «cordel» gagne rapidement en influence, se diversifie et devient le journal du sertão, moyen de diffusion privilégié de l’information. D’une grande accessibilité, il servira de base d’alphabétisation pour ces populations illettrées ou semi-analphabètes. D’outil d’assujettissement, il deviendra un moyen d’émancipation des plus défavorisés, illustration de la résistance, jusqu’à l’époque de la dictature où il permet de contourner la censure de l’information.

Comment est né votre intérêt et votre passion pour la littérature de «cordel» ?

En voyage au Brésil en 2022, je m’intéresse de près à l’omniprésence de la poésie dans la culture populaire dans le nord-est du pays. L’intérêt pour l’art de la déclamation me guide jusqu’au «cordel» qui illustre ses origines. Cette rencontre avec une forme poétique auto-produite artisanalement me renvoie à de vieilles pratiques poétiques françaises disparues. Je découvre dans le «cordel» un outil de résilience, de résistance et d’existence populaire qui s’impose comme un excellent outil en faveur de l’égalité sociale. Le «cordel» impose un rapport au livre et à la littérature qui est désacralisé, où le langage informel, l’argot et la créativité linguistique dominent, ils en sont même un élément caractéristique. Mon voyage prend alors un nouveau tournant, puisqu’il sera ponctué de rencontres avec les auteurs et autrices du genre, de découverte d’associations oeuvrant à sa valorisation, et de participation à des événements qui lui font honneur, afin d’en étudier les techniques, les origines et l’évolution de ses expressions. Je m’intéresse alors particulièrement aux usages du «cordel» comme outil pédagogique, et aux nombreux projets socio-éducatifs qui ont à cœur la transmission de ces traditions. Exemple même de la capacité des cultures brésiliennes à transmuter un passé ou un présent douloureux, à se réapproprier positivement des moyens de domination, c’est toute la culture brésilienne qui m’inspire, à travers le «cordel», un nouveau regard et de nouvelles techniques en faveur de l’accueil de la diversité culturelle en France.

Pouvez-vous nous parler des «repentistas» et de leur rôle dans le «cordel» ?

Les «repentistas» sont des poètes de l’improvisation, ils se produisent en chantant lors de «cantorias», des duels organisés entre deux poètes, qui tour à tour se défient à la force de leurs rimes. Au Brésil, la pratique des «cantorias» ou «pelejas» (joutes oratoires) remonte au XIXè siècle, véhicule de mythes fondateurs, de légendes et traditions culturelles. Codifiée et ritualisée, la «cantoria» attise l’intérêt des romantiques puis des folkloristes qui, assistant à ces batailles de rimes, prendront note des vers des poètes pour les retranscrire à l’écrit, dès l’apparition des premières imprimeries dans la région. Naissent ainsi les premiers «cordels» brésiliens, dont la simplicité du format et les faibles coûts de production permettent rapidement une large diffusion dans le Nordeste, assurant la transmission de récits fondateurs de l’identité du sertão, d’où est originaire cette pratique populaire.

Quels sont les thèmes les plus fréquemment évoqués dans la littérature de «cordel» ?

Les thèmes traités par la littérature de «cordel» sont très variés, allant des sujets les plus sérieux aux plus burlesques ou satiriques. On y retrouve le récit d’histoires et légendes populaires, de leurs héros, de figures ou événements historiques importants. Outil d’alphabétisation et d’éducation, le «cordel» traite de sujets d’actualité locale, nationale et internationale, mais aussi d’enseignements moraux qui se vouent tant à distraire qu’à éduquer ses lecteurs. Le thème de la romance est très largement exploité par le genre, mettant en scène des histoires d’amour souvent dramatiques. La satire politique et sociale tient une place importante dans la littérature de «cordel», qui s’adonne au traitement de questions vives. On y évoque également des questions religieuses ou spirituelles, véhicule de croyances populaires et de leurs personnages mythiques. La publication de « cordels » à visée éducative et didactique tient une large place dans les parutions actuelles.

Une des richesses de ces livrets ou feuillets c’est la gravure. Pouvez-vous nous en parler ?

L’esthétique de la xylogravure (gravure sur bois) a rapidement séduit les «cordelistes» (auteurs de cordels) pour illustrer leurs couvertures, traditionnellement ornées de dessins ou photographies. L’apparente simplicité de cet art naïf, aux traits épais et peu précis, représente bien les histoires des «cordels», et leur parler vernaculaire. L’art de la xylogravure au Brésil met le plus souvent en scène les paysages désertiques de la région, les traditions et cultures locales, et l’imaginaire du folklore brésilien, concordant avec les thèmes majeurs du genre poétique. L’identité esthétique du «cordel» s’est construite et affirmée dans cette rencontre avec l’art de la xylogravure, qui est encore très présente aujourd’hui, témoin de la dure réalité de la région.

Vous effectuez des recherches sur les liens entre les traditions littéraires et orales brésiliennes et françaises. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

À mon retour en France, après un an et demi d’immersion dans les cultures populaires brésiliennes, je m’interroge sur le leg de ces vieilles traditions dans nos pratiques artistiques et culturelles en France. Je m’intéresse aux façons dont elles ont existé et évolué à travers le temps. En venant vivre en Occitanie, je redécouvre l’occitan, la langue des troubadours, qui me rapproche de leurs écrits et de cette tradition perdue. Dans cette rencontre avec la langue occitane et les poésies des troubadours, c’est autant de similitudes avec la langue portugaise et les arts de la déclamation que je redécouvre, et qui me fascinent. Ces traditions ne sont pas perdues, elles ont voyagé et continuent à vivre dans les cultures nordestines à travers des formes nouvelles. Je m’attache à comprendre les liens qui existent entre les traditions poétiques brésiliennes, européennes et africaines, et m’en inspire dans mes pratiques pédagogiques pour favoriser le dialogue et la compréhension interculturelle.

Le «cordel» est pour votre enseignement un outil pédagogique important – dites-vous. Dans quelle mesure ?

L’écriture des vers d’un «cordel» mobilise des rythmiques et structures métriques simples, en lien à une musicalité naturelle de la langue et de la construction syntaxique, telle qu’on les retrouve dans les comptines par exemple. Par la liberté d’expression que permet l’usage de mots informels voire incorrects, l’écriture du «cordel» se veut libérée des injonctions de maîtrise parfaite de la langue, rendant ainsi accessible au plus grand nombre l’expression poétique, jusqu’alors considérée impossible tant elle apparaît réservée aux sphères académiques et intellectuelles. Par la simplicité et l’humilité de son format, le «cordel» permet de désacraliser le livre. Son utilisation comme outil pédagogique est considérée comme libératrice, porteuse de potentialités de résilience et d’émancipation sociale, aussi bien par le biais de l’introduction à son écriture, qu’à sa lecture. Le «cordel» comme support didactique, grâce à sa musicalisation et ses rimes, constitue une méthode de mémorisation efficace pour enseigner des notions sous forme de petites chansons.

Vous-même, vous écrivez et publiez des «cordels»…

Dans le parcours de mes recherches sur le «cordel», j’ai pu étudier pendant plusieurs mois les techniques d’écriture du «cordel» avec une auteure et pédagogue spécialisée dans l’éducation par le «cordel». Rivani Nasario a longtemps oeuvré dans les écoles publiques d’Olinda, dans l’État du Pernambuco, faisant appel au «cordel» tantôt comme support pédagogique pour enseigner les concepts au programme, tantôt comme moyen d’aider les élèves à accéder à une meilleure expression orale et écrite. Après cette période d’étude, de nombreuses rencontres et productions, j’ai choisi de publier mon premier «cordel» en portugais auprès d’un éditeur dans la périphérie d’Olinda, qui édite et imprime de manière artisanale de nombreux «cordels» dans sa petite maison d’édition, appelée «cordelaria», et d’apprendre à ses côtés les méthodes d’édition et d’impression. Depuis, j’édite et publie moi-même mes «cordels», puisque deux nouveaux ouvrages ont vu le jour en France en 2023.

Quelle est la réalité de la littérature de «cordel» aujourd’hui, dans un monde dominé par le numérique, la TV et internet ?

Bien que le public consommateur de «cordel» ait beaucoup évolué, il n’en a pas moins disparu, et le «cordel» s’est vu adapté et réapproprié de diverses formes, comme depuis sa naissance au Brésil. Aujourd’hui, on le retrouve principalement à la vente dans des points touristiques, au milieu d’autres souvenirs faisant partie des emblèmes de la culture folklorique brésilienne. De nombreux projets voient le jour dans les écoles, où des spécialistes viennent déclamer leurs textes et accompagnent les élèves dans l’élaboration de leur propre «cordel». Le théâtre s’est emparé de ses textes, mettant en scène des personnages mythiques, tout comme certains musiciens reprennent des vers bien connus dans leurs chansons. La tradition des déclamations dans les mariages, sur les marchés publics ou lors d’événements culturels est bien vivante, bien qu’elle ait largement décliné par rapport au siècle dernier. Les poètes ont su cependant tirer parti des nouveaux moyens de communication, puisque la plupart proposent leurs déclamations sur Youtube, Instagram et même Tiktok.