Livres: «Le Soldat Sabino» de Nuno Gomes Garcia publié en français

La version française du premier roman de Nuno Gomes Garcia, «O Soldado Sabino», vient de paraître aux Éditions Petra, avec la traduction de Dominique Stoenesco.

L’œuvre raconte les aventures d’un soldat républicain portugais dans la Grande Guerre en territoire français, mais aussi des épisodes de l’histoire du Portugal, tels que le régicide, l’instauration de la République ou la guerre qui a opposé les Allemands et les Portugais dans le nord du Mozambique.

LusoJornal a voulu en savoir un peu plus sur le livre «Sabino, ou les tribulations d’un soldat portugais dans la Grande Guerre» auprès de son auteur.

 

Qu’est-ce qui t’a motivé à écrire cette histoire? Les évènements historiques qui se sont déroulés pendant la période du Régicide jusqu’à la fin de la Grande Guerre ou la création d’un personnage principal si sui generis tel que le Soldat Sabino?

Mon but était de créer un personnage qui puisse être une allégorie de l’époque qu’on a vécu au début du XXe siècle. Sabino est le symbole de ce qui, à l’intérieur de la subjectivité qui est ma pensée, représente cette période de l’histoire portugaise et européenne. En effet, le début du XXe siècle, l’âge d’or du Positivisme, est le résultat d’une progression incroyable de la science, de la technologie et de l’antimétaphysique, et tout cela coexistait avec une morale et une structure politique encore prémodernes. Des structures telles que l’Empire russe, encore féodal, l’Empire allemand ou austro-hongrois, l’autoritarisme aristocratique, l’exploitation coloniale, l’oppression des femmes et des minorités, toutes ces constructions archaïques, comparées aux avancées scientifiques, à la modernité des élites intellectuelles, sentaient la moisissure, étaient de purs anachronismes. Par conséquent, j’ai eu l’idée de construire un personnage comme Sabino, un cynique qui utilise la science pour son propre bénéfice, comme un instrument pour exploiter la décomposition civilisationnelle européenne et pour déployer ses démons les plus mortels.

 

C’est pour cela que ce roman peut être considéré non seulement comme un roman historique mais aussi un thriller, avec un personnage doté d’une personnalité extrême et violente, qui a, par exemple, recours au cannibalisme. Tu as une formation supérieure en Histoire, ce que, j’imagine, a facilité d’une certaine manière l’écriture du contexte de l’époque, mais comment as-tu travaillé la partie la plus psychologique de ce personnage borderline, la recréation de son univers intérieur?

Sincèrement, je ne sais pas dans quel genre littéraire ce roman peut s’insérer. Ce que je peux te dire, c’est que la psychologie interne de Sabino est le reflet de deux choses: de son intelligence et de la manière critique avec laquelle il analyse la société où il vit. Quand un personnage se déplace dans un monde en décomposition aussi violent, ce qui est une constante dans tous les livres que j’ai écrits, donner une plus grande capacité et une plus grande densité psychologique aux personnages est, en principe, un objectif plus facile à atteindre. Pour moi, l’essentiel est de faire en sorte que le contexte mène à la transformation des personnages. Même si cette transformation finit par aboutir au point de départ, comme c’est le cas de l’un des personnages de mon dernier livre publié, «O Homem Domesticado» (L’Homme Domestiqué). En ce qui concerne Sabino, sa transformation se produit à partir de sa naïveté initiale, ancrée dans la lumière de Lisboa, puis elle passe par un crescendo de brutalité, les tranchées, et culmine par un acte atroce commis dans la forêt russe. C’est encore une chose que j’aime faire quand j’écris: relier l’état psychologique des personnages à l’espace physique où l’action se déploie.

 

Et comment as-tu pu concilier vérité historique et fantaisie? Est-ce que tu t’es fixé des limites? N’as-tu pas eu peur d’être critiqué d’avoir osé cette fusion, apparemment antagonique, de genres?

Un écrivain de notre temps ne peut pas se limiter. Nous vivons dans une époque d’absolue liberté artistique. Et j’ai appris que ces moments historiques tendent à être éphémères, nous devons donc tirer le meilleur parti de cette liberté tant qu’elle existe. Je ne suis pas sûr de pouvoir le faire à l’avenir. D’un autre côté, je ne pense pas qu’il y ait des genres antagonistes.

 

Oui, mais tu es conscient du fait que quand on touches à l’Histoire, impliquant des descendants qui portent encore cette Mémoire de manière très vive et émotionnelle, ils peuvent, d’une certaine façon, se sentir mal à l’aise avec cette intrusion de la fantaisie, du divertissement, dans une histoire qui est tragique…

Si cela dérange, tant mieux. J’appartiens à cette minorité d’écrivains contemporains qui pensent que la littérature n’est pas seulement un divertissement. Elle doit déranger, mettre le doigt sur la plaie, provoquer, suggérer plusieurs lectures, même si elles sont antagoniques. Je te garantis, cependant, qu’un auteur qui traite de la Grande Guerre comme si elle avait été le temps des héros vaillants, tous d’un côté, luttant pour la liberté patriotique contre un ennemi monstrueux – et ils sont nombreux ces romans monochromes et factieux – ne respectent pas, contrairement à ce qu’il paraît, ces soldats si cruellement traités par les élites de leur temps, plus que moi.

 

Nous vivons à présent le Centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, et nous avons célébré il y a quelques mois la participation des soldats portugais à la Bataille de La Lys. Ton roman contribue également à la préservation de cette mémoire…

Cette préservation de la mémoire est un bâton à de deux bouts, pour utiliser une expression portugaise. Dans mon roman, je veux juste montrer que, contrairement à la ligne officielle des Gouvernants, exprimée à travers un discours rassis et mensonger dans de nombreux points, les millions de soldats morts sur les champs de bataille ont été traités comme de la chair à canon, et ils n’ont pas du tout combattu pour une quelconque liberté. Ces soldats ont tout simplement été écrasés par un mécanisme impérialiste qui, bien que les empires se faisaient face, avaient exactement le même objectif: préserver le statu quo et le pouvoir des élites. J’attire ton attention sur le fait que les soldats qui n’ont pas péri pendant la guerre, sont rentrés chez eux physiquement et psychologiquement mutilés. Ils sont retournés à la même pauvreté et à la même misère d’avant-guerre. Et, dit le discours officiel, ils sont les «soldats qui se sont battus pour la liberté», qui ont gagné. Mais quelle liberté? La liberté de rester pauvre, ignorant et de mourir tôt après une vie d’exploitation? La meilleure façon de préserver la mémoire de tous ces soldats assassinés est de se battre pour la paix et de dire la vérité sur la guerre.

 

«Sabino, ou les tribulations d’un soldat portugais dans la Grande Guerre» vient d’être publié. Comment s’est déroulé le processus de traduction par Dominique Stoenesco? As-tu suivi ce travail de près?

Dominique est un traducteur très expérimenté, qui maîtrise parfaitement les deux langues et qui possède un grand bagage culturel. Il a déjà traduit de grands écrivains. «Mon cher cannibale» d’Antônio Torres, par exemple, est un cas récent. J’ai suivi le processus de traduction, oui, mais plutôt en tant que soutien moral, bien que nous ayons eu plusieurs réunions de travail pour résoudre certains doutes que Dominique a pu avoir tout au long du processus.

 

Et quel est ton sentiment sur cette traduction? Es-tu satisfait ou éprouves-tu de la frustration parce que, in fine, la traduction parfaite est impossible?

Bien sûr, une traduction n’est jamais la copie de l’original. Chaque langue a son propre rythme, sa musicalité, ses expressions idiomatiques. Mais, je pense que la traduction est vraiment très proche de l’original. Et je remercie le travail exceptionnel de mon ami Dominique.

 

www.editionspetra.fr/livres/sabino-ou-les-tribulations-dun-soldat-portugais-dans-la-grande-guerre