Nuno Gomes Garcia conversa com Clara Domingues: «Les plus mauvais payeurs sont ceux qui invisibilisent le plus les traducteurs»

Clara Domingues est la traductrice du roman «Des abeilles sous la peau», récemment publié par les Éditions de l’Aube. L’auteur, le Portugais David Machado, a remporté le Prix de Littérature de l’Union Européenne, en 2015, pour son roman «Indice de bonheur moyen», également traduit en français.

Nous avons déjà échangé avec plusieurs traducteurs et nous ne nous lassons pas de réaffirmer leur importance dans la diffusion de la littérature en langue portugaise, mais aussi, comme nous le verrons, dans la diffusion du cinéma ou de l’historiographie.

Traductrice infatigable, Clara Domingues a déjà sous-titré plusieurs films présentés, par exemple, au Festival d’Annecy ou au Festival de Locarno, ainsi que des documentaires historiques retraçant la période du PREC, tels que «Barronhos: qui a eu peur du pouvoir populaire?» de Luís Filipe Rocha. Elle a aussi travaillé pour France télévision et ARTE. Par ailleurs, elle traduit des pièces de théâtre, des articles pour des revues scientifiques, et l’une de ses traductions à paraître est «L’art de savoir durer: Salazar et le pouvoir», de l’historien portugais Fernando Rosas.

Revenons à présent au roman de David Machado: «Des abeilles sous la peau» se divise en trois parties dont chacune constitue un moment chronologique différent – 1994, 2010 et 2017 – raconté par un personnage distinct. Ces trois histoires, reliées entre elles de manière non linéaire, tournent autour d’une même enfance (dont les événements servent à expliquer des actes qui se dérouleront dans un temps futur); elles traitent de la peur, de traumatismes émotionnels indélébiles et de certaines conventions sociales dépassées.

 

Clara, tout d’abord, d’où te vient cette passion pour la traduction? Ensuite, comment devient-on traducteur? Quelle formation doit-on suivre?

C’est une histoire ancienne. Les livres ont toujours exercé une grande fascination sur moi, et l’une des questions que je me posais quand j’étais enfant et que j’ai continué à me poser par la suite était: qu’est-ce qui fait qu’un texte est littéraire ou ne l’est pas? Quand est-ce que la langue est communication, quand et comment devient-elle création et littérature? J’ai suivi des études littéraires, d’abord en lettres classiques (Paris-Sorbonne), puis en master de traduction (Paris 8), pour trouver des réponses, comprendre et surtout arriver à le ressentir plus finement. Et comme la traduction est tout autant pratique que réflexion, l’une se nourrissant de l’autre et réciproquement, j’ai ensuite rejoint l’École de traduction littéraire, imaginée et dirigée par Olivier Mannoni (grand traducteur de l’allemand). Cette école propose une sorte de compagnonnage, pendant deux ans, entre traducteurs confirmés et traducteurs débutants. C’est un fantastique accélérateur de réflexion et de pratique. Autre élément essentiel dans mon parcours de traductrice: avoir croisé sur mon chemin des personnes qui ont bien voulu me faire confiance alors que j’avais encore tout à prouver. Sans des enseignants-chercheurs aussi engagés et bienveillants que Cristina Clímaco, José Manuel da Costa Esteves et Maria Helena Araújo Carreira, qui m’ont confié mes premières traductions ou m’ont permis, d’une manière ou d’une autre, d’avoir mes premiers contacts professionnels, mon parcours n’aurait pas été le même.

 

Les traducteurs sont, hélas, trop souvent laissés dans l’ombre. Au Portugal encore plus qu’en France. Ce qui est étrange, car ils ont, en quelque sorte, la mission de réécrire l’œuvre d’un auteur étranger. Dans le fond, ils réécrivent le livre. À ton avis, les traducteurs manquent-ils aujourd’hui de reconnaissance?

C’est très variable en fonction des domaines. J’ai récemment traduit une pièce de Miguel Castro Caldas, «Moi vivant, tu serais mort», pour le festival «Écrire et mettre en scène aujourd’hui» (Panta Théâtre, Caen). Deux autres pièces, présentées à la même occasion, avaient, elles, été traduites par Marie-Amélie Robilliard et Thomas Resendes. Non seulement les traducteurs étaient mentionnés dans le programme, mais le Directeur du théâtre, Guy Delamotte, nous a invités sur scène à la fin des représentations, en insistant auprès du public sur le rôle des traducteurs dans la découverte d’autres dramaturgies et imaginaires. Dans l’audiovisuel, mon expérience est quelque peu différente. Il n’est pas rare que, dans une VOST (film sous-titré), la signature du traducteur soit tout simplement oubliée ou supprimée à la dernière minute, ou alors qu’elle passe tellement vite qu’on la voit à peine. Mais la reconnaissance, ce n’est pas que la visibilité, c’est aussi la rémunération. Pour vivre de notre métier, une rémunération correcte est essentielle. Dans l’audiovisuel, les tarifs sont constamment tirés vers le bas depuis plusieurs années, et des plateformes comme Netflix aggravent quotidiennement la situation. Elles permettent d’avoir accès à un grand nombre de séries et de films en provenance du monde entier (ou presque), mais elles imposent aux traducteurs des conditions de travail indignes, et évidemment cela s’en ressent dans la qualité du sous-titrage comme l’a très bien analysé Sylvestre Meininger dans un article intitulé «Le sous-titrage français de ROMA, Ou comment abîmer un chef-d’œuvre, par Netflix». Ceci dit, j’ai aussi eu l’occasion de travailler en direct avec des producteurs indépendants français, intéressés par le cinéma lusophone, ou des réalisateurs. C’est un tout autre monde, leur niveau d’exigence est supérieur et, de ce fait, la reconnaissance du travail accompli l’est aussi. Dans l’édition, nous avons la chance d’avoir le Centre national du livre (CNL) qui, d’une certaine façon, joue un rôle de régulateur en fixant des règles. De sorte que, lorsqu’un éditeur obtient de cette institution une aide financière pour faire traduire un texte étranger, il s’engage, en contrepartie, à respecter une rémunération minimum et à mentionner le nom du traducteur sur la couverture du livre. Malgré ces différences de traitement, il existe un point commun à tous ces secteurs: les plus mauvais payeurs sont ceux qui invisibilisent le plus les traducteurs, ce sont aussi ceux qui ont le moins d’exigence sur la qualité du travail et qui estiment qu’une traduction peut être commandée le vendredi soir pour être rendue le lundi matin. Au final, c’est la réception de l’œuvre par le public qui en pâtit.

 

Venons-en à tes origines. Tes parents sont portugais. D’aucuns pourraient considérer que la traduction serait, dans ton cas, une sorte de compétence familiale et naturelle. Es-tu d’accord avec ce point de vue?

Évidemment, dans mon cas, le fait de traduire du portugais est en rapport avec mon histoire familiale. Mais tout traducteur entretient un lien privilégié et particulier avec la langue à partir de laquelle il traduit; la nature de ce lien est multiple, l’effort exigé par la traduction, lui, nous est commun – l’effort d’apprendre une langue, d’en approfondir sa connaissance, l’effort déployé pour connaître et essayer de comprendre la société dans laquelle les œuvres sont produites. Car comment traduire une œuvre en ignorant son contexte historique, politique, social, culturel, etc.? Comment réussir à la réinterpréter au mieux et la rendre accessible à des lecteurs néophytes? Prenons l’exemple de l’histoire contemporaine du Portugal, très peu connue en France, à l’exception de la Révolution des Œillets que l’on réduit, bien souvent, à un charmant coup d’État, dans la nuit du 24 au 25 avril 1974, sans rien imaginer de l’ampleur du processus révolutionnaire et des expérimentations sociales qui en ont découlé. D’ailleurs, comment en irait-il autrement, quand les programmes d’histoire, au collège ou au lycée, traitent du nazisme, du fascisme italien, un peu du franquisme, mais évoquent à peine le nom de Salazar? Que sait-on en France de la dictature salazariste et de cette période qui s’étend sur près d’un demi-siècle, entre 1926 et 1974? Ce contexte de traduction, qui sera aussi celui de la future réception de l’œuvre traduite, doit être pris en compte. Ainsi, pour la traduction de «L’art de savoir durer: Salazar et le pouvoir», essai dans lequel Fernando Rosas démonte la mécanique de prise et de conservation du pouvoir par Salazar, j’ai également réalisé un important travail d’explicitation et de contextualisation par l’ajout de notes de bas de page ou d’annexes afin de ne pas perdre les lecteurs et de leur permettre de comprendre les références de l’auteur. Traduire un tel essai nécessite des connaissances linguistiques, bien entendu, mais aussi de nombreuses recherches pour rendre compréhensible ce qui est allusif et implicite dans le texte original. Rien de familial ou de naturel là-dedans!

 

Revenons au roman de David Machado, «Des abeilles sous la peau». À quel genre de difficultés la traduction de ce livre t’a-t-elle confrontée?

Les romans de David Machado ont cette particularité d’être fortement ancrés dans un territoire. La ville de Lisboa y est très présente, elle constitue un personnage à part entière. Dans «Des abeilles sous la peau», l’Alentejo est l’un des autres personnages. C’est essentiellement par la description de ces paysages que le roman s’inscrit au Portugal, cependant le sujet abordé est potentiellement universel: la mémoire traumatique liée aux violences et la manière dont cette mémoire plombe la vie des victimes. De ce fait, le roman ne comporte pas la même difficulté d’interprétation que l’essai de Fernando Rosas. Néanmoins, toute traduction lance ses propres défis au traducteur. Ce roman comporte trois parties, comme tu l’as dit, chacune ayant son narrateur, et ces narrateurs sont très différents par leurs expériences, leurs âges et leurs rapports à l’écriture. Dans la version originale, on perçoit bien les différences de style d’une partie à l’autre. Il s’agissait donc, pour moi, de parvenir à trouver la bonne modulation pour chaque partie, sans tomber dans quelque chose de stéréotypé ou de caricatural. J’espère y être parvenue.

 

As-tu l’habitude de dialoguer avec les auteurs pendant que tu les traduis?

Il y a quelque chose d’assez magique qui se produit quand on traduit: plus on avance dans un texte, plus ce qui pouvait, initialement, sembler obscur s’éclaircit. Pendant la traduction, je préfère donc privilégier ma relation avec le texte. Ce n’est que lorsque j’ai fini le travail traduction et de relecture (bien des difficultés sont levées au moment des relectures) que je contacte l’auteur s’il me reste des questions. Ces échanges existent et ils sont productifs, mais il faut comprendre que le temps de la traduction est en décalage par rapport au temps de l’œuvre originale. Quand je traduis un texte, son auteur est déjà en train d’écrire le suivant, peut-être même qu’il en a déjà écrit deux ou trois autres. Nous ne sommes pas dans la même temporalité. Et puis les difficultés de traduction font partie du plaisir que j’ai à traduire, je n’ai pas envie qu’on me livre d’emblée un mode d’emploi. En revanche, c’est toujours très stimulant d’échanger avec l’auteur une fois la traduction (presque) finie et de pouvoir l’améliorer à partir de ces échanges.

 

Entrevista realizada no quadro do programa «O livro da semana» na rádio Alfa, apoiado pela Biblioteca Gulbenkian Paris

Quarta-feira, 03 de julho, 9h30

Domingo, 07 de julho, 14h25

 

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