LusoJornal / Carlos Pereira

Opinion: Cap-Vert – Les abus du «clan» contre les journalistes

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«Nos terra é pa nos povo»! Ce fut le cri que nous lancions avec allégresse, au moment sublime de l’Indépendance du Cap-Vert, en juillet 1975. Nous songions alors au mot robuste de Chateaubriand: «il n’y a pas de beau pays sans indépendance». Près d’un demi-siècle plus tard, ce cri s’affaiblit progressivement. Son extinction est désormais en cours. Et, si l’on n’y prend pas garde, sous peu, cet immense souffle de liberté sera étouffé, au Cap-Vert.

En effet, le pays appartient au peuple et non pas à un clan qui, de surcroît et pour lors, n’est composé que de personnes dont les aptitudes historiques et intellectuelles ne montrent rien d’exceptionnel. Où va donc le Cap-Vert? Pourquoi devons-nous faire sonner les alarmes? Vers quelle pente dangereuse un groupuscule l’engage? Il est souvent arrivé, dans l’histoire universelle, que des «minorités actives» organisent un clan en vue de confisquer le pouvoir pour modifier, à leur avantage exclusif, le cours des événements. Un exemple devrait nous instruire. Récemment, à la faveur d’une élection présidentielle, le Benin, pays d’Afrique de l‘ouest et d’antique tradition démocratique (institutions du Royaume d’Abomey précolonial) (1), qui a ouvert le cycle des Conférences nationales et des alternances politiques post 1989, est passé sous la férule d’un clan et de son chef. Un processus similaire est en cours au Cap-Vert, autre pays de vieille tradition démocratique, où un clan a commencé à prendre possession de l’archipel. Et nous sommes d’autant plus inquiets et révoltés que même sous le régime colonial portugais, le Gouverneur représentait l’état colonial et nullement un clan. Où va donc le Cap-Vert? L’archipel atlantique, courageux et exemplaire, suivra-t-il le Benin?

Car, de nouveau, le clan vient de frapper deux fois en un mois. En effet, après s’être illustré dans deux récents scandales internationaux, l’affaire Chega (2) et l’affaire Saab (3), qui, dans le premier cas, a dévoilé une inouïe et stupéfiante alliance de l’actuel Gouvernement caboverdien avec l’extrême-droite portugaise, et, dans le second cas, une ahurissante perte de souveraineté vis-à-vis des USA, pourtant pays ami, voici qu’ont surgi en quelques semaines deux autres gravissimes affaires qui sont une inacceptable atteinte et remise en cause de quatre «libertés fondamentales», libertés individuelles, liberté d’opinion, liberté de la presse et droit à l’image, dans un État de droit dont le système démocratique avait jusqu’ici valeur d’exemple dans le monde.

 

Eder Xaver

Ainsi, au seul motif d’avoir été le Maître de cérémonie de la présentation publique du logo et de la charte graphique de José Maria Neves, ex-Premier Ministre et candidat à la Présidence de la République, Eder Xaver, journaliste vedette de l’émission quotidienne Show de Manhã (Show du Matin), vient de faire l’objet d’une injuste et surtout injustifiée mesure disciplinaire: mise à pied immédiate, sans avoir été préalablement entendu par sa hiérarchie, comme l’exige toute sanction relevant du Code de travail. Cette décision inique semble préfigurer sa radiation définitive des effectifs de la TCV du groupe RTC (2019), si jamais aucune mobilisation de l’opinion publique nationale/internationale et une résistance syndicale active ne sont pas organisées. Ce cas, emblématique, met au jour une tendance systématique du clan à «briser» ou à évincer tout ce qui ne lui fait pas allégeance. En l’occurrence, le clan le fait en entretenant une confusion volontaire entre deux contrats de nature différente: d’une part, le contrat entre le journaliste Eder Xaver et la RTC, et, d’autre part, le contrat entre l’équipe de campagne de José Maria Neves et Eder Xavier pour une prestation qui requiert une personne ayant la parfaite maîtrise des connaissances et techniques du véritable métier qu’est le Maître de Cérémonie. C’est pourquoi, partout dans le monde, il est généralement fait appel aux professionnels des médias pour ce type de prestation, sans même que ne soient exigé leur adhésion à l’idéologie ou au programme du candidat qui les sollicite. Il n’est donc pas certain que le journaliste Eder Xaver soit un soutien ou un partisan de José Maria Neves, car rien ne l’indique. Or, c’est pour cela même qu’il est sanctionné, plus précisément suspendu de l’animation de l’émission Show da Manhã (Show du Matin) si l’on en croit les termes de la Requête (4) adressée le 31 août dernier au Président du Conseil d’administration de la RTC.

Et puisqu’aucun motif de suspension conforme à la procédure en vigueur qui ne peut que résulter, selon le principe juridique du droit des parties, de l’audition de la partie incriminée, la «demande d’explication» notifiée à Eder Xaver est devenue, par un pur abus de pouvoir, une sanction disciplinaire prise en dehors des règles ordinaires du droit et des obligations des travailleurs. C’est pour cela que le lien a été aussitôt fait entre la sanction (mise à pied immédiate, interdiction d’accès à son bureau, suspension de sa fonction d’animateur) et la prestation de présentation du logo et de la charte graphique d’un candidat; ce qui est de toute évidence un abus manifeste de pouvoir. Depuis la Grèce antique, dont le droit moderne est héritière, le droit des parties est au fondement du Droit en général. Nul ne peut être condamné, s’il n’a pas été entendu et organisé sa défense. La Direction de la RTC fait l’exacte contraire.

L’abus dont nous parlons est caractérisé par le fait que le Directeur de la TVC lui-même ne respecte pas les termes de la lettre de sanction qu’il a adressé à Eder Xaver. Voyez donc! Il écrit ceci: «La direction de la TCV demande des informations sur les raisons qui [vous] ont conduit à participer, en tant qu’animateur officiel, à la cérémonie de l’un des candidats à la présidence de la République. En attendant les éclaircissements, vous resterez à l’écart du Show du Matin, tout en continuant à exercer toutes les autres fonctions figurant dans votre contrat de travail» (5). En France, ce type d’abus et de punition est consacré par une expression: la «mise au placard».

Et chacun peut ici apprécier l’insupportable paradoxe de l’abus: d’un côté, outre la sanction, le Directeur affirme que le concerné, Eder Xaver, peut continuer à exercer les autres missions de son contrat de travail et, pour autant, dans le même temps et dans les faits, il lui interdit tout accès à son bureau et à ses instruments de travail. C’est de l’autoritarisme.

 

Rosana Almeida

Au reste, si le motif réel d’une telle décision ne peut être justifié en droit du travail, il devient contradictoire et incohérent dans la mesure où il vient heurter de plein fouet une autre décision tout aussi injuste qu’injustifiée: l’éviction brutale de Rosana Almeida, célèbre présentatrice du journal télévisé de la RTC qui, ayant refusé que, dans le cadre de la campagne présidentielle de Carlos Veiga (candidat MPD, parti majoritaire au pouvoir), il soit fait usage indu de ses propos passés et images, sans même qu’elle en ait été informée et moins encore donné son accord préalable. Sa désapprobation (6) de ce qui, en droit, est qualifié de «captation illicite de l’image d’autrui» et contrevient au «droit à l’image» (7), lui a valu l’immédiate suspension de sa fonction de Directrice de l’Institut caboverdien pour l’égalité et l’équité des genres (ICIEG) par sa hiérarchie, le Président de cet organisme. Bref, chacun comprend qu’il lui est refusé l’exercice d’un quadruple droit fondamental: liberté individuelle, liberté d’opinion, liberté de la presse et droit à l’image.

Toute personne, qui décide d’être de bonne foi ou honnête avec elle-même avant de l’être envers les autres, peut voir et dénoncer l’arbitraire qui préside aux sanctions fébriles à l’encontre d’Eder Xaver et Rosana Almeida.

Comme toujours et partout, lorsqu’elle est à l’œuvre, l’arbitraire (politique) intimide. C’est pourquoi, à la suite de Platon et Aristote, Montesquieu a eu raison de dire que la crainte est au fondement de la tyrannie, tandis que l’éducation est à la base de la République.

On le voit très clairement, un véritable système d’intimidation (politico-administratif) s’est progressivement mis en place et qui, à chaque occasion, tente d’amplifier son emprise. Au reste, s’agissant de Rosana Almeida, son éviction de la Direction de l’Institut caboverdien pour l’égalité et l’équité des genres (ICIEG) revêt une tout autre portée historique. C’est bien «la femme» et «la journaliste» qui sont simultanément attaquées. En cela, le clan tente de suspendre ou de mettre un terme à l’une des conquêtes féminines et féministes majeures, celle obtenue de haute lutte par Antónia Gertrudes Pusich (1805-1883) au XIXème, elle qui, avec son esprit de liberté, fut la première femme journaliste, éditorialiste et directrice de journaux, au Cap-Vert.

Dussé-je le répéter, le Cap-Vert est en train de passer sous le joug d’un clan qui déploie un système où la violence envers tous ceux qui ne se soumettent pas devient banale. Il nous faut sonner toutes les alarmes, si nous ne voulons pas perdre les grandes conquêtes démocratiques obtenues par le peuple caboverdien.

Mais, en outre, il y a également dans ces sanctions répétées contre les journalistes l’infirmation ouverte du célèbre Rapport (8) établi par Reporters Sans Frontières (RSF) qui saluait avec enthousiasme les libertés de la presse au Cap-Vert. Lorsqu’un régime intimide la presse, elle ne vise qu’à la restriction des libertés publiques et individuelles et a renoncé à la vérité. Ce n’est certainement pas un hasard si, comme le rappelle Hölderlin, mon poète préféré, que les journalistes au temps des Lumières ont choisi pour Dieu Apollon, comme caution de la vér-ité.

En tous les cas, si la méthode d’intimidation ose désormais s’exprimer de façon aussi ouverte au Cap-Vert, c’est qu’elle doit se sentir assez forte et sûre d’elle-même à moins que ce ne soit plutôt l’indice palpable d’une panique des pouvoirs publics.

L’axiome de la ligne répressive du clan peut s’énoncer ainsi: «si vous exercez deux fonctions dont l’une au moins relève du domaine public, vous ne pouvez pas vous opposer au pouvoir politique, même arbitraire, sous peine de perdre au moins l’une des deux fonctions». C’est cela que vivent et sont en train d’apprendre à leurs dépens les journalistes au Cap-Vert.

Et comble de paradoxe, de guigne et d’injustice, dans le cas Rosana Almeida, c’est bien l’auteur de l’infraction (le clan) qui fait punir la victime. Rosana Almeida est donc deux fois victime. Où va donc le Cap-Vert? Car ceux qui s’adonnent à de tels usages et pratiques foulant aux pieds les droits élémentaires et la morale publique comptent pourtant parmi eux des avocats et autres juristes qui sont supposés connaître la Loi et ce qu’est le Droit.

En tous les cas, de tels abus montrent à suffisance qu’un réel processus d’intimidation de la corporation des journalistes caboverdien(ne)s est lancé. Et il ne faut donc pas voir dans ces sanctions arbitraires à l’encontre d’Eder Xaver et Rosana Almeida qu’un fait anecdotique mais bien une tentative de «mise au pas» des journalistes, en frappant les plus connus et les plus appréciés d’entre eux. C’est la liberté de la presse qui est attaquée. Et, d’une manière générale, ces abus du clan visent à «briser» les droits individuels fondamentaux; un clan qui, s’il obtenait le pouvoir présidentiel, engagerait la société civile caboverdienne sur une pente dangereuse.

Aujourd’hui, et ce bien plus encore qu’hier, pour enrayer toutes ces dérives dont chacun est témoin, l’archipel du Cap-Vert a besoin d’élire massivement un Président-arbitre qui soit à la fois impartial, sage et tranquille, un veilleur du Droit qui soit capable d’assurer l’égalité des citoyens devant la loi et disposant du courage et de la force nécessaires pour s’ériger en bouclier de la défense des droits naturels.

Peut-être que le temps du sursaut est-il venu, en entonnant de nouveau le vieux mais toujours vibrant slogan: «Nos terra é pa nos povo, nos indepêndencia», en ajoutant, «e não para um clã, que, além disso, é composto por pessoas que não têm nada de excecional».

 

Notas:

(1) Hegel a affirmé que, par ses institutions publiques, le Royaume d’Abomey était la «réalisation partielle de la République de Platon», La raison dans l’histoire.

 

(2) Lire notre article précédent sur la nomination d’un couple militant actif de ce parti fasciste portugais comme consuls honoraires aux USA.

 

(3) Ibid.

 

(4) Eder Xaver, Requerimento CA RTC, Ex. MO Senhor Presidente do Conselho de Administração da RTC, Praia, 31 août 2021.

 

(5) Eder Xaver, Ibid.

 

(6) Nelson Andrade, Rosana Almeida démise de ses fonctions par le Président de l’ICIEG par vengeance politique, in Cabo-Verde Nha Ninho, Groupe public Facebook.

 

(7) Le droit à l’image, qui entre dans le domaine du droit privé, est la possibilité juridique fondamentale pour toute personne physique de «disposer de son image» définie comme «l’ensemble des caractéristiques visibles» qui permettent «son identification» par quiconque.

 

(8) RSF, Cap-Vert, l’étau se desserre sur les médias publics: «Le Cap-Vert se distingue par l’absence d’attaques contre les journalistes et une liberté de la presse garantie par la Constitution – le dernier procès en diffamation remonte à 2002. Il reste que les responsables des médias publics, qui dominent le paysage médiatique, sont nommés directement par le Gouvernement. C’est notamment le cas pour la principale chaîne de télévision Televisão de Cabo Verde (TCV) et la Rádio de Cabo Verde (RCV). Bien que leurs contenus ne soient pas contrôlés, la pratique de l’autocensure y est tout de même répandue. En 2019, les nouveaux statuts du groupe de médias publics Rádio Televisão Cabo-verdiana (RTC) ont été approuvés. Selon ce texte, le Gouvernement renonce à son pouvoir de nommer ses Administrateurs. En juillet 2020, conformément aux dispositions de ses nouveaux statuts, la RTC s’est dotée d’un Conseil indépendant, qui vise à garantir une plus grande autonomie et indépendance à la chaîne publique. Quant aux médias privés, ils voient leur développement limité par un marché publicitaire restreint et par l’absence de subventions pour les opérateurs audiovisuels. La géographie de l’archipel rend également difficile la distribution de la presse et la diffusion des médias sur l’ensemble des dix îles».

 

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