LusoJornal / Dominique Stoenesco

Rencontre avec la romancière Patricia Melo, à la Sorbonne: «La littérature est un espace de résistance»

Le vendredi 23 février, Patricia Melo, l’une des principales voix de la littérature policière brésilienne, révélée dans les années 1990 avec le roman «Le tueur» (titre original «O matador»), était à la Sorbonne pour une rencontre littéraire ouverte au public, organisée par le professeur Leonardo Tonus (Sorbonne Paris IV) et la doctorante Livia Ribeiro Bertges (Université Fédérale du Mato Grosso). Était également invité le comédien Pierre Fabre qui a réalisé des lectures d’extraits du roman «Feu follet», de Patricia Melo, paru en 2017 aux éditions Actes Sud, traduit par Vitalie Lemerre et Eliana Machado.

Dans «Feu follet», non sans humour, Patricia Melo renoue avec le milieu vicié de la jungle urbaine où règnent notamment la corruption, le détournement des institutions et la soif de pouvoir qui alimentent l’éternel “spectacle” de la misère humaine. En effet, si l’enquête criminelle est le principal ressort de l’histoire de «Feu follet», c’est certainement le regard sociétal qui attise l’intérêt chez le lecteur.

C’est donc en s’appuyant sur ce roman que Leonardo Tonus lance quelques pistes pour entamer un débat avec la romancière invitée. Ainsi, il reprend l’une des réflexions implicites du livre sur la «société du spectacle, dominée par le capitalisme moderne, où tout devient représentation et le citoyen un spectateur dans un monde d’illusions». Et dès lors que cette société est mise en scène, le spectacle devient un pouvoir. Seuls comptent le jeu des acteurs et une certaine image du bonheur.

Avant l’échange avec Patricia Melo, Leonardo Tonus rappelle brièvement sa biographie. Moins connue en France que certains auteurs lusophones contemporains, elle compte néanmoins parmi les écrivains les plus publiés en français, avec bientôt neuf titres traduits.

Née en 1962 à Rio de Janeiro, Patricia Melo amorce sa carrière d’écrivain dès l’âge de 18 ans en rédigeant des textes pour la télévision brésilienne. C’est en 1994 qu’elle se lance dans le roman policier avec «Acqua Toffana», avant de publier, en 1995, «O matador», un «tableau sans concession de la violence urbaine brésilienne». Paru en 2017, «Gog Magog», son dernier roman, est en cours de traduction en français.

Récompensée par des prix littéraires importants, au Brésil et à l’étranger, Patricia Melo est aussi l’auteure de nombreuses pièces de théâtre.

Interrogée sur l’omniprésence de São Paulo dans ses romans, au point d’en devenir un personnage, elle considère que São Paulo est «une ville-nation qui représente bien un pays où le taux d’homicide est aussi important que sa capacité à produire de la haute technologie. São Paulo vit une certaine schizophrénie, où la misère côtoie le luxe et où la barbarie se traduit par 62.000 homicides par an».

Expliquant son intérêt pour le roman policier et la place de ce type de littérature au Brésil, Patricia Melo affirme que «à partir des années 1960, avec la naissance des grandes villes et l’apparition d’une culture urbaine où, paradoxalement, l’homme se sentait de plus en plus isolé, une nouvelle littérature a émergé, nourrie par ce substrat urbain. Et comme mes premiers romans, écrits dans ce contexte, ont été incorrectement classés dans le genre ‘roman policier’, j’ai alors décidé d’écrire de vrais romans policiers, en y réunissant ces deux éléments essentiels: l’enquête et l’analyse social, une sorte de jeu du chat et de la souris… Plus de la moitié de ma littérature s’appuie sur l’observation sociale, en partant du local, du lieu où je vis. J’aime tout ce qui relève de l’enquête et de la recherche. C’est seulement après cette étape que je me livre au travail de création proprement dite».

Concernant l’humour et l’ironie, très présents dans ses livres, Patricia Melo estime que l’écriture est un acte de résistance, où l’ironie et l’humour constituent un recours très efficace.

À la question «comment ne pas tomber dans le piège d’une écriture anthropologique quand on exhibe les ‘blessures’ de la société brésilienne», Patricia Melo répond: «Je pense que dans une société injuste, comme la société brésilienne, je dois dénoncer la barbarie. C’est urgent! La littérature est un espace de résistance».

Pour la romancière, «la violence est un élément structurel de la société brésilienne, depuis la colonisation et l’esclavage. L’injustice sociale et les inégalités au Brésil ne datent pas d’aujourd’hui. Mais à présent, avec des régimes de dictature et la répression, la violence a d’autres apparences, faisant de l’extermination une pratique courante (‘praxe do extermínio’). La violence est devenue une forme de domination sociale. Même les conflits quotidiens sont réglés par la violence. Dans ce contexte, le citoyen qui résiste devient alors un marginal. Cela aboutit, par exemple, à une augmentation très forte de la population carcérale (presque 1 million d’incarcérés). Une situation que l’État ne contrôle plus, au point que les prisonniers s’organisent eux-mêmes dans les prisons, créant ainsi un deuxième pouvoir. Or, ce qui caractérise un État moderne est sa capacité à garantir un état de droit. La loi imposée par les factions criminelles oblige, comme on peut le voir actuellement à Rio de Janeiro, le Gouvernement à faire intervenir l’Armée. Et ce cycle infernal de la violence enlève toute légitimité à l’État».