Anne Lima (à gauche) avec Mylène Contival

Entretien avec Anne Lima, éditrice

Le vendredi 30 juin prochain, à partir de 19h30, une soirée festive et culturelle aura lieu à la Librairie Portugaise et Brésilienne, à Paris, pour signaler les 25 ans des Éditions Chandeigne, créées en 1992 par Michel Chandeigne et Anne Lima. Afin de marquer cet anniversaire, un magnifique catalogue, abondamment illustré, intitulé «Chandeigne 25 ans» vient d’être publié, avec son logo désormais bien connu: un petit éléphant, épuisé, affalé sur la lettre C. À cette occasion nous avons demandé à Anne Lima de bien vouloir évoquer pour nos lecteurs son propre parcours, ainsi que celui des éditions qu’elle dirige actuellement.

 

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre itinéraire personnel?

Je suis née à Lisboa, d’un père portugais et d’une mère française. Ma mère a connu mon père lors d’un stage linguistique au Portugal. J’ai fait mes études secondaires au lycée français de Lisboa, ma langue maternelle est le français, mais ma première langue, celle du quotidien, c’est le portugais. C’est dans ce lycée que j’ai connu Michel Chandeigne, qui était mon professeur de Sciences et Vie de la Terre. Ce lycée proposait de nombreuses activités culturelles, comme le théâtre, par exemple, en association avec l’Institut Franco-Portugais. C’est là que Michel s’est intéressé de plus en plus à la littérature portugaise et qu’en rentrant du Portugal, en 1982, il a participé au projet de traduction de F. Pessoa, à l’initiative de Robert Bréchon, qui lui-même avait été Conseiller culturel au Portugal. Quant à moi, je suis arrivée en France en 1984, pour poursuivre mes études, tout d’abord une école de commerce, puis, en parallèle, j’ai fait aussi des études d’histoire. Et entre-temps j’avais commencé à créer, avec Michel, les éditions Chandeigne.

 

Justement, comment sont nées les éditions Chandeigne?

D’abord, il faut rappeler que Michel crée la librairie en 1986, ici même, au 10, rue Tournefort. À cette époque il avait déjà son petit atelier typographique, où il fabriquait des livres pas nécessairement liés au monde portugais. À travers la librairie il voulait surtout conserver un lien avec le Portugal. Par ailleurs, comme nous avions gardé le contact, et comme il savait mon intérêt pour les livres, pour l’histoire, et aussi le fait que je suis entre les deux cultures, j’ai été très heureuse de pouvoir démarrer un projet d’édition avec lui, aidée aussi par un concours de circonstances, car en 1991, suite à la guerre du Golfe, l’entreprise pour laquelle je travaillais avait déposé son bilan. Ainsi, en 1992, Michel et moi faisons une demande d’aide à la création d’entreprise. Et nous savions déjà ce que nous voulions faire: donner un cadre à la collection Magellane, avec des récits de voyages du XIVe au XVIIIe siècles, écrits par des Français ou des Portugais, mais aussi des Allemands, des Hollandais, etc., connus au Portugal mais beaucoup moins en France. Actuellement, cette collection totalise 52 volumes, avec beaucoup d’iconographies et qui donnent accès aux sources. Certains titres, épuisés, sont republiés dans la collection Magellane Poche.

 

Dans votre travail d’édition, on voit que vous tenez à garder une certaine tradition, tout en utilisant des techniques modernes. Par ailleurs, vous suivez la chaîne complète du livre…

Cet aspect est très important, il faut une bonne complicité pour y parvenir, et c’est le cas entre Michel et moi. Nous avons un bon plaisir à faire ces livres ensemble, depuis la chaîne initiale, où nous avions encore la presse à bras, jusqu’à l’arrivée de l’informatique. Je me suis lancée la première dans les nouveaux logiciels de composition, puis Michel, qui aime aussi l’informatique, m’a aussitôt emboîté le pas. Et aujourd’hui nous composons nous-mêmes les livres et traitons les images. Mais le temps que l’on passait à travailler, à l’époque de la composition au plomb, on peut aussi le passer sur les nouveaux logiciels. Par ailleurs, ce que nous héritons de la typographie c’est aussi le souci de bien faire et la connaissance de certaines règles de base. Nous faisons attention à tous les détails, comme par exemple les blancs dans la page, que les gens ne voient pas, mais s’ils ne les voient pas c’est que nous avons réussi! Car il ne suffit pas de faire un livre avec une multitude d’effets de designer, le livre doit être au service de la lecture, bien sûr avec une bonne qualité de papier et une certaine élégance. Et comme nous faisons tout nous-mêmes, nous pouvons nous permettre parfois d’avoir des projets un peu fous, comme par exemple un livre de 1.500 pages. Tout est fait en interne et nous y passons le temps qu’il faut.

 

Mais peut-on faire ce type de travail et être en même temps compétitifs?

Oui, car nous formons une équipe, nous réalisons un bon équilibre entre nous. Il y a Michel, moi et, depuis un an et demi, Mylène Contival, qui nous a rejoints. Nous ne comptons pas trop notre temps, cela fait partie de notre vie, il y a chez nous toujours l’envie de se lancer dans un nouveau projet. Il faut souligner, par ailleurs, cette double structure de base constituée d’un côté par la Librairie Portugaise et Brésilienne, qui appartient à Michel Chandeigne et, de l’autre côté, les Éditions Chandeigne, une société indépendante. La librairie est une vitrine importante pour les éditions, et vice-versa. Cette synergie est essentielle pour nous.

 

Comment et sur quels critères décidez-vous de publier un auteur comme Valério Romão, par exemple?

Le choix d’un livre est toujours le résultat de rencontres, d’échanges, d’écoute. Dans le cas que vous citez, je dois remercier les deux personnes de la Direction Générale des Livres et des Bibliothèques, à Lisboa, qui accompagnent le travail des éditeurs français qui publient des auteurs portugais. En discutant avec elles, un jour, elles m’ont parlé de cet auteur, qu’elles avaient bien aimé, et de son livre «Autisme». Je l’ai aussitôt acheté et lu dans le train Lisboa-Guarda, d’un souffle, avant de me dire qu’il fallait absolument le publier en France. Puis les choses se sont très bien passées avec la maison d’édition portugaise, Abismo. Là aussi une bonne complicité s’était mise en place. Je pourrais citer aussi l’exemple de l’écrivain mozambicain Mia Couto, dont nous avons publié, pour commencer, «Le chat et le noir», puis nous avons continué à le publier grâce notamment au travail d’Elisabeth Monteiro Rodrigues qui était d’abord libraire à la Librairie Portugaise et Brésilienne. Bonne lectrice, ayant une très bonne connaissance du fonds, elle nous a guidés dans ce choix et a traduit plusieurs livres de cet auteur.

 

Votre travail d’éditeur est aussi, d’une certaine manière, un acte de résistance, car on n’édite pas un auteur lusophone en France comme on édite un auteur anglophone.

Oui, Michel dit parfois que la Librairie Portugaise et Brésilienne, et nos Éditions, représentent le vrai institut du monde lusophone. Peut-être… En fait, c’est un lieu où beaucoup de gens viennent pour se retrouver ou pour avoir des informations sur le monde d’expression portugaise. Il est vrai aussi que Michel, par son travail de libraire et de traducteur, a un grand attachement pour ce monde lusophone. C’est devenu un peu son univers. Quant à moi, je suis de naissance entre les deux cultures, je vis entre les deux langues. Et il faut encore rappeler que depuis le début nous avons eu autour de nous des gens très compétents (des linguistes, des historiens, des littéraires) qui aimaient participer à notre travail et qui nous ont aidés.

 

Quel est votre public et quels sont les livres qui marchent bien?

C’est un public très large, un peu à l’image de la librairie de Michel, qui est une librairie lusophone mais qui n’est pas restée enfermée dans une spécificité identitaire. Car par le biais de la langue portugaise et du monde portugais on peut aborder le monde entier, l’Asie, l’Amérique, etc. C’est là que se trouve notre richesse! La librairie est un espace très ouvert, notre souci étant de décloisonner autant que possible. Nous avons certes un public qui est celui de la 2e et 3e générations de fils de Portugais, mais aussi des non-lusophones qui s’intéressent par exemple aux plantes ou à l’histoire de l’Europe en général. Quant aux livres qui marchent bien c’est très variable, mais nous pouvons citer «Autisme», «Le voyage des plantes» (très grand succès), «L’anthologie essentielle» (F. Pessoa), «Le chat et le noir» (Mia Couto), et notre plus grand succès, avec «Les Maias» (Eça de Queirós), est le texte d’un jésuite du XVIe siècle, le père Luís Fróis, «Européens et Japonais». On voit donc que tout est possible…

 

Être éditeur, et libraire, en plein Quartier Latin c’est au départ un atout non négligeable?

Oui, mais ce n’est pas suffisant. La ville de Paris développe certes une politique qui essaie de privilégier le commerce de proximité, avec des loyers en-dessous des loyers spéculatifs, mais ce sont quand même des loyers sérieux, et ça ne fonctionne pas si on ne gère pas bien. Ça demande une gestion sérieuse: ne pas avoir des dettes et payer ses fournisseurs. Bien entendu, nous avons, comme d’autres, bénéficié d’aides de certains organismes, mais cela veut dire aussi qu’ils reconnaissent le travail que nous faisons.

 

Pour conclure, quels sont vos projets?

On en a plein! Et comme nous faisons tout nous-mêmes, il nous arrive malheureusement parfois de prendre du retard. Pour l’instant nous préparons une nouvelle édition de Magellan en Poche; un livre d’un des plus grands historiens portugais, Luís Filipe Tomás, sur l’expansion européenne; un autre sur l’art du thé au Japon (texte d’un jésuite portugais); un nouveau roman de Valério Romão; une grande anthologie de la poésie portugaise; et en septembre nous aurons un livre de l’Angolais Manuel Rui, «Oui camarade», premier texte de fiction de l’Angola post-Indépendance. Enfin, autre bonne nouvelle, nous publions le 5 octobre notre premier polar: «Mort sur la Tage», de Pedro Garcia Rosado.