Livres : « Les Amants de l’exil », d’Édouard Brasey

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« Longtemps j’ai redouté l’odeur des œillets. J’appréhendais la saison où ils éclosent et saturent les jardins ou les marchés aux fleurs de leur parfum troublant. Il me soulevait le cœur, attisait les blessures de l’âme qui refusait de cicatriser. Et les années censées apaiser les douleurs et poser un baume d’oubli sur les souvenirs cruels n’y pouvaient rien. Aujourd’hui, je n’ai plus rien à craindre de cette plante printanière. Dans cette petite île de Bretagne où je vis depuis un demi-siècle, j’ai enfin trouvé la paix de l’âme, du moins je cherche à m’en persuader ».

C’est Saudade, juive marrane, française d’origine portugaise, qui parle dans ces premières lignes du roman « Les Amants de l’exil », d’Édouard Brasey (Éditions du 123, février 2022). Et l’île dont elle parle est celle de Groix, dans le Golfe de Gascogne, où vit une Communauté portugaise depuis leur émigration massive des années 1960-70. L’autre protagoniste de cette histoire émouvante est Rodrigo, orphelin, militant communiste sous la dictature de Salazar, déporté au camp de Tarrafal (Cap-Vert).

Leur histoire commune commence peu avant la Seconde Guerre mondiale. Saudade et Rodrigo font partie des gamins du quartier populaire de la Mouraria, à Lisboa. Ils s’aiment sans se le dire. Le conflit terminé, ils se déclarent enfin leur amour, mais Rodrigo est arrêté par les sbires du régime et envoyé au bagne. Lorsqu’il revient à Lisboa, épuisé par des années d’incarcération et de torture, il propose à Saudade de s’enfuir avec lui, ignorant qu’elle est la mère de son fils et la femme de son bourreau. Saudade n’ose pas lui révéler la vérité et renonce à le suivre. Mais ils se retrouvent en 1968 et cette fois elle accepte de « faire le saut » (o salto), en émigrant clandestinement vers la France, avec Rodrigo et leur fils.

À travers le destin de ces deux êtres, raconté avec beaucoup d’émotion et de poésie, tout en restant en phase avec les événements extérieurs, nous voyons se dérouler les vies de trois générations, sur un arrière-plan historique (richement documenté) allant des années 1930 jusqu’à la Révolution du 25 Avril et à nos jours, en passant par la Seconde Guerre mondiale, le nazisme et la persécution des juifs, la dictature de Salazar et la PIDE, la guerre coloniale, l’exil, l’émigration, l’arrivée en France, les bidonvilles, « l’intégration ».

Le court chapitre qui sert d’épilogue ne manquera pas, peut-être, sur certains points contestables, presque caricaturaux, d’interpeler un bon nombre de lecteurs qui ont vécu l’exil et l’immigration ou ceux qui les ont côtoyés. Saudade a maintenant 90 ans et Rodrigo est décédé. De son île, elle « contemple l’immensité de l’horizon » et réfléchit sur son parcours et sa vie, en guise de bilan : « La Communauté portugaise est bien implantée en France et on ne fait plus de différences entre nous et les Français d’origine. Nous ne sommes plus des immigrés ou des clandestins. Nous sommes des citoyens à part entière » ; « Rodrigo a appris que la politique est faite d’alliances plus que d’idéologies et a pactisé avec ce parti socialiste qu’il prétendait évincer au profit du PCP. Il s’est marié et a eu plusieurs enfants » ; « Amália – leur fille – a fait de brillantes études, sortie major de l’Institut d’études politiques de Paris. Elle est entrée au Conseil municipal et a été élue Maire. La fille d’une immigrée clandestine devenue élue de la République française, c’est une belle revanche sur le destin » ; « L’un des garçons – leurs petit-fils – s’est installé aux États-Unis, l’autre est diplomate au Quai d’Orsay. Quant à Soledad, elle vient de terminer une licence en littérature lusophone à la Sorbonne et a le projet de s’installer à Lisboa ».

Puis, avant que le soleil ne disparaisse à l’horizon, Saudade se dirige vers la commode pour « allumer rituellement chaque vendredi » une chandelle, derrière laquelle se trouve une photo déchirée, puis recollée. Et elle commente : « On m’y reconnaît, beaucoup plus jeune, Rodrigo est à mes côtés. Nous sourions tous les deux. Nous allons faire o salto. L’avenir nous appartient ».

 

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