LusoJornal / Carlos Pereira

Opinion: Heidegger et Pessoa

Le titre de cet article résonne étonnamment: Heidegger et Pessoa! En effet, il indique un lien, alors qu’il n’y en aurait manifestement jamais eu, du moins de relation connue et attestée. Mais parce que ce titre étonne, il (nous) invite (interpelle) à philosopher. Car si la durée est la fille du temps comme le dit Euripide, la philosophie est celle de l’étonnement selon Platon.

Étonnons-nous, en commençant par quelques rappels. Heidegger, en Allemagne d’abord, s’est distingué dans les années 1910 et s’est définitivement imposé en 1937, par toute Europe, avec la parution de sa célèbre oeuvre, Être et Temps, alors que, encore quasi-méconnue, Pessoa mourrait deux ans plus tôt, en 1935, avant d’être lui-même à son tour reconnu, puis unanimement commémoré quand sera publié, à titre posthume, son œuvre majeure, le Livre de l’intranquillité, en 1982, six ans après le décès de Heidegger survenu en 1976 et en pleine gloire intellectuelle.

Certes Heidegger a connu la notoriété de son vivant, et Pessoa ne l’obtiendra que longtemps après sa mort. Pour autant, comment ces deux itinéraires exceptionnels ne se sont-ils jamais croisés, alors que dans leur pensée tout plaidait pour que ces deux éminentes figures de l’intelligentsia européenne se connaissent et se reconnaissent, en plein 20ème siècle que l’un et l’autre ont si profondément marqués?

Ce fait est d’autant plus étonnant que, de tous les grands intellectuels du vingtième siècle, leurs approches respectives de l’Existence, à savoir le Dasein de Heidegger et L’Intranquillité de Pessoa, sont indubitablement les plus proches. Une véritable proximité. En effet, il n’y a pas une œuvre de poésie (littérature) qui, en sa totalité, exprime mieux la pensée de Heidegger que celle de Pessoa. Et alors que Heidegger recherchait chez des poètes grecs et allemands, Hölderlin en particulier, des bribes ou des fragments de vers pour justifier à la fois le dépassement de la métaphysique et sa thèse sur l’Existence, il n’a pas connu Pessoa dont les travaux apportent une éclatante illustration à sa description de la «facticité de la vie».

Dès lors, n’est-il pas frappant de constater que, pour expliquer et illustrer sa fameuse thèse de l’abandon de «la vie facticielle», Heidegger aille précisément chercher deux exemples anciens, dans les épîtres de saint Paul (christianisme primitif) et dans Les Confessions de Saint Augustin (christianisme constitué), deux exemples discutables et fortement discutées, quand le Livre de l’intranquillité de Pessoa lui offrait, à double titre, un des exemples les plus probants de «la vie facticielle» que Pessoa n’a jamais abandonnée mais plutôt magnifiée?

Car le souci («l’angoisse existentiale») et la mort (l’homme comme «être-vers-la-mort»), qui sont les deux principaux «existentiaux» du Dasein (l’Ek-sistance ou l’être-là) de Heidegger, ne sont-ils pas les équivalents de l’intranquillité et du suicide, les deux catégories centrales de l’existentialisme de Pessoa?

On pourrait même ici, sans exagération aucune, contracter la pensée de nos deux intellectuels et les intervertir pour concevoir la formule suivante: Heidegger a pensé l’intranquillité comme facticité de la vie (le fatif, le facticiel) et Pessoa a poétisé le souci comme hétéronymie existentiale (angoisse fondamentale et suicide).

C’est en raison de cette formule que nous recevons avec quelque réserve l’intéressant article de Jan Slaby, Living in the Moment: Boredom and the Meaning of Existence in Heidegger and Pessoa; et ce, non pas que Heidegger et Pessoa ne puissent pas être opposés sur maints points; non pas parce qu’il y aurait (selon notre perspective) autant de points communs que de différences entre eux, mais d’abord et surtout parce que la question fondamentale et décisive qui doit au préalable être posée est de savoir pourquoi Heidegger et Pessoa ne se sont pas rencontrés ou n’ont pas été (mis) en contact? Comment expliquer que, durant plus d’un demi-siècle, entre 1920 et 1976, Heidegger semble n’avoir jamais avoir entendu parler de Pessoa? De même, comment analyser le fait que, entre 1920 et 1935, Pessoa ne paraît pas avoir entendu évoquer les publications de Heidegger, en dépit de tous les points de convergence de leurs ontologies respectives? Cette double question qui, en vérité, n’en forme qu’une, n’a jamais encore été appelée au jour. Pour lors et en l’état des recherches, nous n’avons pas encore de traces écrites que l’un ait rédigé un mot ou formulé un avis sur l’autre.

En tous les cas, que l’un et l’autre ne semblent pas s’être connus, quand leurs œuvres majeures entretiennent une grande proximité ontologique, cela étonne doublement. Mais un autre fait non moins surprenant ne manque pas également d’étonner. En effet, comment se fait-il qu’il ne se soit trouvé aucun membre de leurs entourages respectifs, pas une maison d’édition littéraire ou un cercle d’intellectuels européens qui ne leur aient signalé leur proximité intellectuelle? Il est exceptionnel que le «commerce des savants», la circulation des idées au sein des intelligentsias occidentales, n’ait pas du tout fonctionné.

Somme toute, au regard de toutes les considérations précédentes, il convient de décaler le point d’approche de Jan Slaby lorsqu’il écrit: «Pessoa présente un contrepoint radical à Heidegger, totalement en contradiction avec sa personnalité intellectuelle et politique».

La publication d’Albert Piette, Aristote, Heidegger, Pessoa: l’appel de l’anthropologie, se range dans le même registre. Au reste, malgré leur immense mérite, ces deux textes qui sont les rares réflexions consacrées à Heidegger et Pessoa ne se limitent qu’à des comparaisons thématiques. Quant au fond, leur démarche consiste à trouver un thème dans les publications des deux auteurs et à les comparer. Jan Slaby, par exemple, le fait à partir du thème de «l’ennui», pour opposer les deux visions, afin de valoriser celle de Pessoa et d’incriminer celle de Heidegger. Son but théorique est de faire l’éloge de «l’ennui» chez Pessoa «comme un antidote amical à la philosophie» en général et au Dasein (Existence) de Heidegger en particulier. Il écrit: «je compare la manière dont ces auteurs interprètent respectivement la transition d’un état semblable à celui de l’ennui à autre chose, comment l’ennui, dans leurs approches, peut être surmonté et dans quel but, avec quelle orientation, dans quel horizon existentiel».

Jan Slaby fustige, à juste titre, l’adhésion de Heidegger au Nazisme, sa promotion au rang de «Führer-Rektor de l’Université de Fribourg», son fumeux et ridicule discours sur l’auto-affirmation de l’université allemande et toute sa doctrine du «travail» qui, développant une conception «activiste» et opposé à l’ennui du monde, est tout à l’opposé de l’ennui tel que le médite Pessoa. Cependant, aussi instructive et vraie que soit cette thèse, elle éloigne de la question cruciale du pour-quoi de la non-rencontre entre Pessoa et Heidegger.

Qu’est-ce qui se joue, quel essentiel est ici retenu, soustrait ou ne se dit pas, dans ce qui n’est pas advenu? Heidegger a esquissé une réponse qui, parce qu’elle «co-respond», c’est-à-dire répond d’avance à l’absence de rapport entre Pessoa et lui, nous engage à méditer plus avant ce non-advenu. Prêtons oreilles à ce qu’il dit dans l’une de ses célèbres conférences, Qu’est-ce que la métaphysique? Heidegger y rappelle que si le rapport entre la poésie et la philosophie est bien connu, il en va tout autrement de la relation entre le poète et le penseur: «nous ne savons rien, écrit-il, du dialogue entre poète et penseur qui ‘habitent proches sur les monts les plus séparés’. Une des demeures essentielles du mutisme est l’angoisse au sens de l’effroi auquel l’abîme du rien dispose l’homme. Le rien comme autre de l’étant est le voile de l’Être» (p. 84).

Pessoa et Heidegger, poète et penseur, «proches» dans le voisinage du «rien» qui surgit comme «l’effroi» du néant. Mais, pour le premier, ce fut un authentique et réel «vécu», dès son enfance jusqu’à sa mort et que portera l’hétéronymie pleine ou à moitié. Pour le second, ce fut un vrai objet de réflexion, après qu’il ait abandonné toute l’importance accordée à la «vie» comme lieu pré-théorique durant sa jeunesse. En ce sens, l’un et l’autre ont séjourné «sur les monts les plus séparés».

Abel le Grand, cité par Hegel, dit que «les premiers philosophes ont exposé leur philosophie sous le vêtement des vers» (Histoire de la philosophie, p. 1095). Cette vérité vaut aussi pour Pessoa qui a exposé son existentialisme à l’aide de vers d’une belle esthétique grammaticale, lexicale et ontologique.

Ce fut le grand mérite de l’instructive et remarquable Rencontre-conférence, Pessoa, avant-garde intranquille, organisée par Marie-Adeline Tavares et l’association «Cultures en dialogues», le 20 septembre dernier, que d’avoir permis la probable et étonnante absence de relation entre Pessoa et Heidegger à laquelle ont répondu le brillant professeur Régis Salado et Mme Marie-Hélène Piwnik, sous la gouvernance du débat par Carlos Pereira.

Au reste, comment ne pas le souligner, nous devons à Mme Marie-Hélène Piwnik la nouvelle et remarquable traduction de l’ouvrage majeure de Pessoa, dont elle a modifié le titre et qui, de Livre de l’intranquillité devient le Livre de l’inquiétude. Et comment ne pas y voir et mesurer la résonnance heideggérienne de ce nouveau titre? Car l’inquiétude est le mot même de Heidegger pour définir le facticiel, le fatif, «la vie facticielle» qui fut le grand problème existentiel de Pessoa.

Cette rencontre-conférence ouvre et annonce un nouveau champ de recherches sur le poète portugais et le penseur allemand qui ont bien d’autres points en commun. Par exemple, si Heidegger a momentanément fleurté avec le magnétisme animal et le spiritisme, Pessoa s’y est plongé avec grande ardeur. De même, l’un et l’autre ont subi l’influence de la phantasia de Husserl, à savoir le rôle et la place de l’imagination dans leurs œuvres.

Et dans ce qui, ici et à présent, s’ouvre, il n’est plus impossible de s’empêcher de préméditer l’idée que peut-être Pessoa a réellement influencé Heidegger, sans que celui-ci ne le dise ouvertement.